évenements

Le 2 février 2013 à l’Ensci/les ateliers  en présence de :

Raphaële Jeune commissaire d’exposition, doctorante, Audrey Cottin artiste, Sophie Pene directrice de la recherche de l’Ensci/Les ateliers,
Olivier Hirt responsable des enseignements de l’Ensci/Les ateliers, Armand Behar, artiste, responsable phénOrama, Ensci/Les ateliers.
Conférence organisée grâce au soutien  du Labex cap (laboratoire d’excellence Création Art et Patrimoine)

à écouter : introduction à la conférence par Raphaële Jeune    débat animé par Armand Behar 

conference

Présentation de la recherche de Raphaële Jeune, doctorante en esthétique à l’Université de Rennes 2

Directeur de recherche : Pierre Henry Frangne

LA NOTION D’ÉVÉNEMENT DANS L’ART CONTEMPORAIN À L’ÈRE DES INDUSTRIES CRÉATIVES

CONTEXTE :
L’histoire de l’art récente, post-moderne, est marquée par une dématérialisation des pratiques artistiques, avec l’arrivée dans les années soixante de formes événementielles (« event », « happenings »), performatives, conceptuelles et processuelles, venues bouleverser les médiums traditionnels de la création, la peinture et la sculpture, attachées au musée.  Cette tendance, qui est située dans ce que l’on a nommé « néo-avant-garde », a constitué un mouvement critique de fond face à l’ossification muséale d’une part, et d’autre part face à l’accroissement exponentiel du champ économique, marqué par la marchandisation et la réification progressive du monde. Les artistes ont alors inventé des formes temporelles, expérientielles, irruptives, des dynamiques subversives d’apparition hors des lieux consacrés (musée, galerie), élaborant toujours de nouveaux modes d’expression, élargissant les contextes de production et d’énonciation, souvent loin de l’atelier : performances, interventions dans l’espace public, infiltrations dans les médias, fêtes, économies parallèles temporaires, etc. L’événementialité de ces propositions, leur caractère éphémère, inattendu et unique, semblaient leur garantir une puissance de transgression.

allan kaprow

Allan Kaprow, Transfer, 1968

Pourtant, au gré des décennies suivantes, ces procédures créatrices dématérialisées, basées sur l’expérience, et parfois l’interaction avec le public, ont dû à leur tour négocier tant bien que mal la préservation de leur caractère subversif, « authentique » et « original » face à une industrie elle-même en voie de dématérialisation. Une industrie très inspirée par ces expérimentations artistiques, possibles « modèles » pour alimenter sa propre mutation, notamment l’évolution de ses paradigmes managériaux vers une flexibilisation (aptitude au changement) et une primauté de la créativité et de la transversalité (la « cité par projet » analysée par Boltanski et Chiapello dans Le Nouvel Esprit du capitalisme, 1999) ainsi qu’une prise en compte toujours plus forte et plus précise de la psychologie du client. La dimension événementielle, subversive, interactive et interdisciplinaire de l’art s’en trouvait absorbée, modélisée, neutralisée. Propre aux deux domaines, celui de la création artistique d’une part, et celui de l’industrie d’autre part, la dématérialisation a aujourd’hui abouti à une économie où expérience, créativité et innovation sont les grands mots d’ordre, et le secteur culturel et créatif s’avère le plus important facteur de croissance. Dans les modes de classification administrative, ce secteur regroupe trois sous catégories :

– des activités culturelles non industrielles, dont les produits, uniques, des oeuvres d’art ou d’artisanat, relèvent du « prototype » ;

– les activités culturelles industrielles, qui reproduisent en masse les prototypes de la sous-catégorie précédente ;

– et enfin les activités et industries créatives, le design, l’architecture, la publicité, dont la force repose sur une exploitation de la première catégorie.

On voit bien dans cette structuration le rôle essentiel de puits de ressources joué par les « créateurs », les artistes, dans le fonctionnement du secteur. A fortiori lorsque l’on sait que, suite au Traité de Lisbonne, des directives européennes ont signifié à ce dernier sa nécessaire contribution au développement économique
de la Communauté. De plus, dans le champ culturel lui-même, la création artistique devenu multiplicateur économique et donc point de focalisation pour les pouvoirs publics comme privés, est aujourd’hui soumise à une contrainte de visibilité forte et d’intelligibilité immédiate, rendant difficile toute expérimentation véritable. A peine produit, l’art rentre dans le grand bain de la Culture, et doit servir une opération rentable en terme d’audience et de retombées économiques. L’explosion du nombre de biennales durant les deux dernières décennies témoigne de cette industrialisation de l’exposition. L’événementialisation ici à l’oeuvre est à considérer comme la production d’une forme pervertie de l’événement, un pseudo-événement, qui repose sur une marketisation et une communication de formes artistiques diffusées massivement.

CADRE THEORIQUE :

Les champs théoriques liés à ce sujet de recherche s’avèrent transversaux. La notion d’événement est à considérer tout d’abord dans le champ de l’histoire de l’art, en prenant appui sur les analyses de sa dématérialisation (Lucy Lippard, Ileana Parvu), sur l’histoire de la performance et de ses multiples excroissances (Rose Lee Goldberg, Bertrand Clavez), ou sur des positionnements pragmatistes post-deweyens (Richard Shusterman, David Davies) qui mettent l’accent sur la dimension expérientielle et performative de l’oeuvre. D’autre part, en résonance, les penseurs de l’événement dont certains appartiennent à la « French Theory », comme Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard, Jacques Rancière, auxquels on peut ajouter Jean-Luc Nancy, Alain Badiou et, parmi les plus jeunes, Boyan Manchev, constituent une ressource essentielle pour comprendre la variété des conceptions de l’événement, forme symptomatique de la pensée postmoderne, et pour la problématiser face à sa dépréciation marchande. Enfin, il s’agira de s’aider des recherches menées par des sociologues, des psychanalystes, des économistes sur les conséquences pour l’artiste et plus largement pour le champ de la création artistique de leur « valorisation » et de leur modélisation par le secteur industriel. Citons les sociologues Luc Boltanski et Pierre-Michel Menger, qui ont établi les liens entre les artistes et le néo-management, et les chercheurs qui, autour de Gerald Raunig, ont élaboré une Critique de la créativité. Parmi ces derniers, nous approcherons particulièrement la pensée de la critique d’art et psychanalyste brésilienne Suely Rolnik, qui remet le corps et sa sensorialité primitive au coeur d’un projet de résistance au nouveau capitalisme expérienciel.

francis alÿs

Francis Alÿs, Paradox of Praxis – Sometimes doing

something leads to nothing, action à Mexico, 1997

ENJEUX DE LA RECHERCHE :

Il s’agit d’étudier le statut de l’oeuvre d’art comme événement dans l’art contemporain et l’art actuel, en mettant en relation un corpus et des tendances artistiques revendiquant pour l’art ce mode d’existence, avec les mutations du secteur industriel, depuis les années 1960 et plus particulièrement son sous-secteur emblématique, les industries culturelles et créatives, apparu dans cette période. On pourra s’attacher à analyser en profondeur les mutations des formes événementielles de l’art, et notamment de la performance, dont les motivations, aujourd’hui, ne sont plus d’élargir le champ d’énonciation artistique hors de l’institution ou de fusionner l’art et la vie comme pour la néo-avant-garde. L’élargissement a eu lieu, la biopolitique a préempté la vie et la performance constitue aujourd’hui une forme d’art consacrée. Elle subit à son tour un processus de réification puisque les musées et les foires d’art s’en emparent pour leurs besoins d’animation. La dimension événementielle de l’art s’est-elle alors déplacée ? Existe-t-elle toujours ? Quelle position est possible pour les artistes par rapport à la dématérialisation de l’industrie et à la réification apparemment inévitable de toute forme d’art ? On interrogera également la relation de l’oeuvre avec son
contexte d’apparition, en convocant des formes d’art contextuel dont l’irruptivité dans un environnement quotidien (où l’art est traditionnellement exclu) pourrait relever de l’événement : on s’appuira pour cela sur l’opposition entre les notions d’autonomie et d’hétéronomie, à laquelle on confrontera une troisième, qui les réunit en les dépassant, celle d’anomie. L’autonomie est la qualité de ce qui n’obéit qu’à sa propre loi et, dans le cas de l’art, désigne habituellement l’oeuvre de musée, dont le comble a été la peinture moderniste cherchant en elle-même son essence.

L’hétéronomie caractérise ce qui subit la loi du milieu environnant et pourrait désigner une oeuvre situationnelle, c’est-à-dire qui prend sens dans une situation donnée et seulement dans cette situation. L’anomie quand à elle, désignerait l’absence même de loi, de programme, de projet. Elle se rapporterait à l’art qui n’obéit à aucune loi, ni la sienne propre, ni celle de son environnement de naissance, mais qui advient purement et simplement. L’anomie a été vue très tôt par le philosophe Jean-Marie Guyau (1834-1888), inspirateur de Nietzsche, comme « créatrice de formes nouvelles de relations humaines, d’autonomies qui ne sont pas celles d’une référence à des normes constituées mais ouvertes sur une créativité possible (…), elle incite l’individu à des sociabilités jusque-là
inconnues ». L’anomie est au fondement de l’événement, car ce qui advient n’est jamais nommé, jamais connu par avance. Ce qui vient, nous l’ignorons. L’anomie est une notion qui semble permettre d’aller plus loin dans la compréhension de la place de l’art aujourd’hui par rapport à l’industrie et à l’économie.
– enfin, on verra comment, dans ces conditions, et sur fond de l’événementialisation à outrance de l’art par les grandes expositions évoquées plus haut, il est aujourd’hui possible de montrer l’ « événement » pris au sens générique d’advenir, par la programmation d’un « événement » pris au sens communicationnel d’espace-temps programmé de visibilité publique de l’oeuvre, sans pour autant anéantir le caractère anomique de l’art.

thomas hirschorn

Thomas Hirschhorn, Bijlmer Spinoza Festival,

Amsterdam, 2009

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*