– Etymologiquement, technophobie vient de l’association de deux termes; technologie et phobie. Si l’on ouvre le petit Larousse, on trouve ces deux définitions:
-Technologie: nf 1. Etude des outils, machines, techniques utilisés dans l’industrie. 2. Ensemble de savoirs et de pratiques, fondé sur des principes scientifiques, dans un domaine technique. 3. Théorie générale des techniques.
-Phobie: nf ( grec. phobos, effroi) 1. Aversion très vive; peur instinctive. 2. Psychiatrie. Crainte déraisonnable à l’égard d’objets, de situations ou de personnes, dont le sujet reconnaît le caractère injustifié, mais qu’il ne peut surmonter.
_ On pourrait donc définir la technophobie comme une peur irraisonnée des technologies et particulièrement des nouvelles technologies, ce qui nous intéresse ici.
_ Le terme de technophobe exclut toute raison. Le technophobe serait à considérer comme un malade, un être en marge, n’obéissant qu’à une peur « injustifiée » et historique que lui inspire la Technique.
_ Pourtant, aujourd’hui, le terme de technophobe est souvent employé pour designer ceux qui ont l’audace de mettre en doute et questionner les nouvelles technologies et leurs usages. Il y a une vision très binaire du problème: technophiles et technophobes, où est l’alternative? J’appellerai donc ici « technophobe », toute personne émettant des doutes et réserves quant aux bienfaits des nouvelles technologies.
_ Si certains éprouvent devant le développement croissant des nouvelles technologies une peur instinctive, d’autres la raisonnent. Les peurs générées par celles-ci révèlent des dangers, certains semblent hypothétiques, d’autres bien réels. Quels sont ces dangers que les technophobes redoutent tant?
– Si l’ on prend l’exemple d’Internet, les premiers dangers visibles sont d’un ordre très prosaïque. Mais ils jouent néanmoins un rôle non négligeable dans le refus d’utiliser « la toile » en générant de nombreuses petites hantises:
_ Un des risques, est celui lié à l’usage de la carte bancaire. Introduire son numéro, c’est le risque de s’exposer à un fraudeur qui débitera d’autant plus aisément votre compte que les tentations d’achat sur le Net sont nombreuses et sans réel contrôle.
_ Il y a aussi la crainte d’être « traçable » dans ses voyages d’internaute et devenir une cible pour des agences de publicité. Il s’agit du « cookie »( petit gâteau). Envoyé par le site auquel vous vous connectez, il enregistre tous vos déplacements et offre ainsi la possibilité aux publicitaires, par exemple, de dresser votre portrait. Vous devenez une cible potentielle pour eux, mais aussi pour d’autres.
_ Le danger d’être contaminé par un virus comme le très célèbre « I love you », très souvent souligné par les détracteurs d’Internet est considéré comme l’un des risques majeurs: c’est la destruction et l’oubli, puisque la mémoire de l’ordinateur ne survivra pas au virus.
_ Ces dangers tangibles que génére la possible utilisation du Net ne se distinguent pas de ceux qui touchent déjà notre vie quotidienne. C’est une simple transposition; les risques de fraudes, de braquages, la surveillance téléphonique, le danger de contamination par contact physique, ont précédé, et ce depuis longtemps, l’usage d’Internet . Ces dangers ne sont pas nouveaux. Pourtant, ils posent une autre question, celle d’Internet comme lieu d’ une liberté sans limite. Lieu de tous les excès. La prolifération de sites pédophiles, de sites néo-nazis sont des exemples. D’où la nécessité d' »organiser » Internet, de combler ce vide juridique et de trouver des moyens de contrôles sans pour autant atteindre à la liberté individuelle et tomber dans une dérive sécuritaire.
– Malgré la vision technocentriste de notre société, de nombreuses personnes voient l’avenement des nouvelles technologies comme une transgression. Cette vision s’explique par le lien entre technique et religion au cours de l’histoire.
_ Si l’intervention technique met à distance la nature, c’est pour s’en assurer une plus grande maîtrise. Mais celle ci peut être une grave agression et, pour l’homme, une transgression. Par exemple, dans de nombreuses sociétés dites « primitives », la chasse exige toujours d’être précédée de rituels visant à se concilier l’esprit des espèces animales dont on s’apprête à tuer l’un des représentants. De même, la perception des forgerons et des alchimistes comme des individus sacrés, à la fois respectables et dangereux. Ceux-ci étant en contact avec les forces mystèrieuses du feu et du sol. Il ne faut pas oublier l’origine divine et sacrilège de la technique, selon le mythe de Prométhée.
La mythologie contemporaine montre l’effroi technophobe à son paroxysme avec le roman de Mary Shelley, « Frankenstein »(1818). Le monstre y symbolise l’inquiétude d’une humanité dépassée par ses propres réalisations techniques, d’une technocratie incapable de maîtriser le produit de ses expériences. Il est vrai que le développement des technologies outre celles de l’information comme les biotechnologies (clonage, OGM…), le nucléaire… est loin d’être rassurant.
_ Mais ce dange est un danger lié à une croyance. Il est difficilement crédible face aux nouvelles technologies, et a l’avancement des techniques dans notre société. Les techniques étant à l’origine de celle ci . Cette peur conduirait à la remise en cause de toute technique. Un retour en arrière qu’il est impossible de faire aujourd’hui. Nous avons engagé notre histoire à celle des technologies, à nous d’en assumer les choix et les responsabilités en espérant ne pas justifier de telles croyances.
– On a vu précédemment qu’ une société mature doit savoir se passer des mythes pour mieux affronter ses peurs.Mais la société elle même génère constamment une mythologie qu’il est dangereux d’accepter à la lettre. Or aujourd’hui, que servent les nouvelles technologies de l’information sinon un mythe?
_ Prenons encore l’exemple d’Internet. La mythologie Internet est, comme toute autre mythologie, une mythologie englobante, destinée à justifier et à transcender le sentiment de dépossession qui s’empare d’individus fragiles. Elle remonte au mouvement contre-culturel qui s’est développé dans les années 60 et qui a généré la contestation estudiantine ainsi que les communautés hippies. Entraînant une idéologie de la rupture avec le vieux monde, de l’initiation à la vie en communauté, du refus de la violence et de l’ouverture à l’amour planétaire.On y découvre le monde de l’immatérialité, de l’importance du savoir, de l’intelligence. D’où l’étiquette aujourd’hui de « société de l’information », ou de « société du savoir ». C’est l’idée émergente que toutes ces technologies vont avoir un impact sur l’économie et finalement sur toute la société.
_ Mais la métaphore de l’internaute comme étant un simple neurone, connecté avec les milliards de ses semblables formant un « cerveau planétaire », est proche d’un totalitarisme inquiétant. Clarisse Herrenschmidt l’exprime en ces termes: « L’Internet diffuse une spiritualité particulière, et l’on peut lire souvent, dans des contextes assez différents, que les internautes vivent une « transcendance horizontale », typifient une « humanité réconciliée avec elle-même » et distribuent à leurs contemporains non connectés la bonne nouvelle qui les régénerera: l’unité cosmique de toutes choses avec toutes choses ».
_ On nous serine constamment que nous entrons dans « quelquechose » de radicalement nouveau. Mais ce discours ne nous laisse pas de choix, il s’impose comme une évidence. Or justement, cela ne va pas de soi. C’est pourquoi, commercialement, les nouveautés s’accompagnent toujours d’un discours. Il faut un récit pour donner sens à ces nouvelles technologies. La transformation radicale ne vient pas des nouvelles technologies elles-mêmes, mais de leurs promoteurs et de leurs valeurs. On peut parler de manipulation. Nous sommes nés consommateurs, dans une société capitaliste qui valorise en permanence la nouveauté. Il est dangereux de ne pas en prendre conscience.
– Entrés dans l’ère de la société dite de » l’information », peut-on parler également de « société du savoir »? Avec de nouveaux moyens de stockage phénoménaux, toute information peut être numérisée, donnant des bases de données extraordinaires.Bientôt, nous disposerons « tous »( Je ne parle pas ici de la fracture sociale), avec Internet ou des dispositifs de stockage d’information, de l’intégralité du savoir du monde. Accessible partout, à tout moment: d’après une étude de la firme IBM, on rassemblera d’ici peu l’information contenue dans les 11 millions de volumes inscrits au catalogue des livres et imprimés de la Bibliothèque Nationale de France, sur un carré de 12cm de côté et d’un dixième de micron d’épaisseur.Mais ces données fragmentées, aménagées, ce n’est pas encore du savoir. On l’acquiert justement en assimilant des informations, en les retravaillant et en les intériorisant. Le danger serait de croire que l’utilisation même de ces dispositifs techniques permet de construire le savoir. Sans parler de la pertinence et de la véracité des informations que l’on trouve sur Internet. Il faut faire usage d’une grande prudence dans l’utilisation des informations. Ce que les nouvelles technologies n’enseignent pas. Cet outil peut amener une forte régression, si il n’est pas utilisé consciemment.
_ Nous risquons une réelle perte de compétence: par exemple, qui calcule encore mentalement de nos jours?
_ Dès lors, comment imposer à un enfant un travail de mémoire, comme celui d’ apprendre une poésie. L’apprentissage risque de devenir obsolète et notre intelligence risque de s’appauvrir grandement, si l’imagination procède comme beaucoup le croient par la recombination d’éléments anciennement mémorisés.Nous allons vers une lecture binaire de l’information: positif-négatif. En perdant le savoir, nous perdons notre autonomie, notre esprit critique. Le troupeau de moutons est fin prêt.
– On parle de plus en plus de réaliser une « démocratie électronique ». Les propagandistes de cette démocratie sont parfois des élus, responsables de villes qu’ils dotent d’infrastructures de communication numérique.Le libre accès à Internet étant pour eux synonyme de liberté et d’égalité, grâce à un espace public numérisé. Nous risquons d’aller à cette vitesse là vers une démocratie mondiale, les frontières et le temps ne rentrant pratiquement plus en compte sur Internet. Les votes sur Internet seraient directs, sans intermédiaires,éloignant la peur de la manipulation et laissant une inquiétante transparence s’installer.
_ On peut voir déjà à quel point Internet est utilisé comme formidable outil de protestation et non de débat, et l’on sait combien la tendance systématique à protester annonce, souvent, dans l’histoire des peuples, celle qui porte à acclamer aveuglément. La défaite étant toujours celle de la réflexion.
_ Face aux nouvelles technologies, le danger est celui du conformisme comme l’explique Gérald Berthoud, professeur à l’Institut d’Anthropologie et de Sociologie de l’Université de Lausanne: « Au lieu de parler de société individualiste, où l’individu-roi couronné par le marketing est en fait manipulé, je pense qu’il faudrait parler de société de con-formisme, au sens où les individus ont l’impression de faire leur choix tout en faisant exactement le même que le voisin (… ) Le problème de ce parallèle, c’est que l’un des avantages du système capitaliste est celui de ne pas passer pour ce qu’il est. Les gens n’ont pas l’impression d’être soumis à de fortes con-traintes (…) on ne fait plus très bien la distinction entre le temps de travail et le temps de loisir, les nuances s’estompent, elles deviennent fluides, floues, tout bouge… »
– En étudiant les rapports physiques qu’instaurent les nouvelles technologies, on peut remarquer qu’elles dissipent l’altérité qui permet à chacun de se situer dans un espace d’interlocution ou de conflictualité réglé. L’âge de la connexion généralisée est bien celui de la désubstantialisation, ce que suggère Philippe Breton, à la lecture du livre de Norbert Wiener, « Cybernétique et société »: l’homme devenu « être » communiquant n’existe plus que dans ses relations avec les autres, « il n’est plus en tant qu’être un centre d’où tout part et où tout revient, comme dans les conceptions classiques, mais il représente un élément intermédiaire du vaste processus de communications croisées qui caractérise une société », un élément dépourvu de toute intériorité. La peur n’est plus, l’homme est numérisé, délesté de son interiorité par cette « décorporalisation ». Pourquoi?
_ En remontant au 18ème siècle, on remarque que l’idée que l’humain est un être imprévisible se développe. Pour que la société soit viable, son comportement doit devenir prévisible. Telle serait la raison d’être du marché. Or aujourd’hui, le dernier élément à soumettre aux règles du marché, c’est l’être humain en tant qu’être biologique et social.
_ Il suffit d’ observer le langage utilisé par les entreprises, pour que cette peur prenne sens: on parle de « ressources humaines », de numéros…Autant d’expressions qui chosifient l’homme et qui semblent annoncer une déshumanisation de l’homme.
_ Les recherches scientifiques abondent dans ce sens: le « pervasing computing » est prévu pour nous pour demain. Développé par des ingénieurs du MIT, ce programme vise à intégrer de l’intelligence artificielle partout: dans les automobiles, dans les vêtements ( Wearable Computer)…
_ L’homme bionique est à l’horizon, bref, un homme programmé, débarrassé du souci de sa liberté et des peurs qu’elle implique, déshumanisé.
– Pour conclure, on peut remarquer que de nombreux dangers sont à l’origine des peurs de ces « technophobes ». Dangers dangereux pour ceux qui ne les prennent pas en compte.Et si des « technophiles » traitent de « technophobe » toute personne critiquant un tant soit peu les nouvelles technologies, alors nos craintes sont justifiées. Il est dommage d’avoir inventé ce terme « technophobe », avez -vous déjà vu une personne prise d’une peur hystérique en entendant le mot « Internet »?
« Technophobe » est un terme négatif plongeant les « technoconscients » et « technoprudents » sous de sombres hospices. Veillez à ce que que la « Bombe informatique » annoncée par Paul Virilio n’explose pas!
_ Un « technoprudent ».
– Bibliographie:
_ « Le culte d’Internet » de Philippe Breton.
_ « La bombe informatique » de Paul Virilio.
_ « Les progrès de la Peur » sous la direction de Nayla Farouki.
_ « Une société de l’information. Parlons plutôt de société du conformisme. » Propos de Gérald Berthoud recueillis par Michel Beuret, journaliste.
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