GESTES & BREVETS : une marchandisation de plus de l’expérience humaine?

Depuis le 25 octobre 2011 Apple est officiellement le détenteur du brevet « slide to unlock ». « slide to unlock »? C’est une technologie de déverrouillage basée sur l’association d’un geste sur écran tactile et d’une représentation visuelle.

 Mais qu’est-ce qu’un brevet exactement?

 Un brevet, c’est un titre de propriété intellectuelle qui confère à son propriétaire, non pas un droit d’exploitation, mais un droit d’interdiction d’exploitation.

Il concerne une innovation technique, c’est-a-dire « un produit ou un procédé qui apporte une solution technique à un problème technique donné ». Il y a trois critères élémentaires de brevetabilité : Tout d’abord l’invention doit été nouvelle et rester secrète jusqu’au dépôt du brevet. D’autre part, sa conception doit être inventive. Enfin, cette invention doit pouvoir être utilisée ou fabriquées dans tous types d’industrie. Ainsi, le geste lui-même de pousser avec le doigt la représentation graphique d’une flèche pour déverrouiller l’écran tactile d’un smartphone est reconnu comme une solution technique au problème de déverrouillage d’un écran tactile. C’est donc une «invention» qui se retrouve par la même occasion sacrée propriété intellectuelle d’une grande multinationale. En tant que technique, c’est un geste hyper intentionnalisé qui inscrit son action au sein d’un vaste dispositif : si on replace ce simple « slide to unlock » dans son contexte d’usage, il agit comme une véritable clé d’accès vers tous les outils numériques et les réseaux d’activité liés à un smartphone.

 Et pourquoi des gestes sont-ils brevetés?

 En imposant des droits exclusifs d’exploitation, un brevet est censé promouvoir la recherche en permettant aux inventeurs de de se financer par la vente de leur droits aux producteurs. De plus, le principe de divulgation publique des inventions inscrit le brevet dans une démarche de diffusion des savoirs et des avancées techniques. D’autre part, le brevet incite les entrepreneurs à innover, en espérant que le monopole d’exploitation d’une invention leur permettra de récupérer l’investissement de départ en recherche et développement et de réaliser du profit. C’est ici la démarche d’Apple et de nombreuses autres sociétés telles que Xerox, Microsoft, Samsung, Intellectual Ventures, Lucent ou encore Gesture Tek, le leader mondial des interfaces utilisateur à contrôle gestuel pour écrans et dispositifs interactifs. Mais qu’est-ce que cette concurrence monopolistique qui vise, à grand coup de brevets, à s’approprier toutes les normes logicielles, matérielles et esthétiques? Ce «glissement du doigt sur une surface lisse» n’est-il pas une marchandisation de plus de l’expérience humaine ?

Commencé dès la fin des années 90, le fait de breveter des inventions associées à des gestes est devenu un enjeux commercial évident face à l’évolution des interfaces homme-machine. Effectivement, d’outils informatiques sur lesquels on opérait une action, par exemple appuyer sur une touche pour monter ou descendre dans un écran, on passe progressivement à un environnement numérique qui capte notre activité. Ses nouveaux dispositifs sont donc amenés à : interpréter l’intention de nos gestes et communiquer en réseau pour propager à toutes les dispositifs concernés l’effet de cette activité. Des surfaces tactile jusqu’aux gestes de la Kinect, en passant par différents scénario d’objets en réseau (serveur Freebox, compteur intelligent etc), ces différents dispositifs déplacent la dynamique d’action-réaction à la base de tout dispositif interactif vers une écologie domestique de captation-réaction.

Dès le départ, la machine amorçait un fossé entre l’effort humain fournit et l’ampleur de l’effet engendré. La volonté de performance dans les domaines du travail et de la productions industrielle mais aussi le désir de gagner du temps dans une économie de service vont très vite déplacer les machines de la sphère du travail à la sphère de la vie privée. Ainsi les valeurs se sont transformées de sorte que connexion (l’ampleur du réseau d’usagers rattachés à un service) et accessibilité (la facilité d’accès à un service par les usagers) sont devenus les maîtres mot de nos échanges au sens large. Demandant à l’origine un savoir-faire et des gestes professionnels, les machines numériques d’aujourd’hui visent une manipulation sans apprentissage dont l’usage ne se limiterait pas à une sphère d’activité plutôt qu’une autre. Effectivement, un ordinateur portable est un outil de travail pour un journaliste comme pour un banquier et un outil de travail comme de divertissement. Ainsi, pour aboutir à une telle transversalité deux approches s’imposent : celle de développer des outils universels, ce qui entend un processus de normalisation, et celle qui consiste à proposer des modes de manipulation toujours plus simples et « intuitifs ».

 Mais qu’est-ce que cette idéal du geste « intuitif » ?

 Par définition, l’intuitif c’est ce qui est automatique, inné et ne fait pas ou peu appel à la raison. Dans un contexte pédagogique, les méthodes dites intuitives font appel aux sens plutôt qu’au raisonnement ou à la mémoire de celui qui apprend. Ainsi, quoi de plus merveilleux que de contrôler un dispositif complexe sans aucun effort qu’il soit physique ou mental? Quoi de plus attractif que des outils qui semblent proposer une médiation toujours plus légère de nos désirs? Sous cet imaginaire du tout intuitif , et que ce soit aujourd’hui effectif ou un ressort du marketing, ne se profile-t-il pas une évolution vers des modes de manipulation toujours plus pulsionnels? Le contrôle par le biais de gestes intuitifs fait appel à l’individu dans l’intimité quasi inconsciente de son corps. L’usager opère alors dans un environnement technique immersif ou les gestes qu’il effectue lui appartiennent déjà. Il devient un organe dans un organisme.

En parcourant les couloirs du métro, on peut lire sur la dernière publicité Kinect le slogan suivant : «La manette c’est vous». Microsoft se présente donc comme un fournisseur d’expériences sensibles auxquelles on s’adonne dans un contexte de jeu, de même que Apple se présente comme un environnement de vie dans lequel tout serait rapide, beau et facile. Aujourd’hui les gestes sont brevetés en tant que technique d’exécution liée à un objet « intelligent » : on secoue son mobile pour annuler, on fait glisser deux doigts sur un trackpad pour faire défiler une page etc. Parce que le geste associé au « slide to unlock » est la propriété intellectuelle d’Apple, on peut  considérer que Apple emprunte mes propres mains pour que son innovation fonctionne. Et qui plus est, je paye pour les lui prêter. Mais pourquoi est-ce que j’accepte d’acheter ce dispositif ? Parce qu’on ne me vend pas une technique de déverrouillage mais une expérience magique.

Dans une récente demande de brevet, Apple, à nouveau, déclare vouloir « densifier son dictionnaire de gestes tactiles en incluant des micro-gestes au sein d’autres gestes afin de former des séquences déclenchants des actions (des accords). » Ainsi les gestes numériques semblent vouloir acquérir le statut de langage avec des principes quasi structuralistes de conception : à la manière de syllabes, ces micro-gestes s’articulant entre-eux pour composer différentes possibilités d’actions.

 Mais jusqu’au peut-on pousser cette métaphore du langage?

 Si les syllabes forment des mots et les mots des phrases d’où découlent bonnant malant du sens, que naît-t-il de ce langage gestuel? qui plus est, de ce langage gestuel propriétaire? Un accord de gestes déclenche ici une action, son effet n’est donc pas une idée mais déjà la réalisation de cet idée. Articulée à la dématérialisation des supports grâce au numérique, allons-nous devenir des techniciens intuitifs irresponsables car inconscients de leur actes? Le principe fondamental d’une action c’est, certes, de prendre son sens à travers les conséquences qu’elle déclenche mais aussi à travers la manière même dont elle opère. Alors? Allons nous perdre un peu de cette liberté qui s’exprime dans la manière intime que nous avons chacun de faire quelque chose?

Aussi encombrant, contraignant soit-il, l’objet pose un contexte d’usage. Matériel comme une chaise ou dématérialisé comme un livre numérique, il possède toujours une certaine autonomie de sorte que sa présence, immédiate ou accessible, construit l’environnement de notre quotidien : c’est un obstacle qui nous permet de réfléchir à ce qu’on est entrain de faire, c’est un contexte qui rend visibles des potentiels (de la matière à vivre), et c’est en même temps un tiers qui ritualise l’action. Dans le geste, tout est rituel et tout est toujours en transformation. Si le tacile est une manière sensible de renouer avec le tangible, le geste numérique est une manière corporelle d’incarner l’action : je mime ce que je veux effectuer. C’est donc le geste qui fait apparaître son contexte. Quand je veux voir l’image suivante, je mime de tourner une page : le propriétaire de ce gestes me dit donc tacitement qu’une image est toujours une couche qui en recouvre une autre. Quand je secoue mon mobile pour annuler une action, cela sous-entend que si je violente un peu cette machine elle ne fera que ce que je veux. il y a toujours une sémantique et un imaginaire lié à nos dispositifs (objets, mots, gestes etc). Quand j’effectue ces micro-gestes j’accepte donc de vivre dans l’environnement symbolique qu’ils construisent. Ainsi, en adoptant tel ou tel type de gestuelle, chacun se fidélise momentanément à son propriétaire et aux valeurs qu’il défend.

Du tactile à la kinect, ces dispositifs nous proposent un mode de fonctionnement non pas technique mais relationnel. On entre en contact et en relation avec la surface son I-phone, on dialogue avec le décor virtuel de sa kinect etc… Aujourd’hui on s’achète un smartphone comme on s’achetait une belle voiture dans les années 60 à la différence près que ce qu’on en garde réellement ce n’est pas un bel objet, celui-ci étant voué à une obsolescence programmée, mais seulement des manières de vivre.

« La conception qui revient à établir une relation à long terme avec chaque client au lieu de multiplier les transactions séparées avec un grand nombre de consommateurs repose en fait sur l’ambition de transformer en marchandise l’ensemble des expériences qui constituent une vie humaine. Les spécialistes marketing utilisent l’expression «lifetime value» (LTV) pour souligner les avantages de la logique de l’accès sur celle du produit en termes de durée de la relation marchande avec le client.(…) La clé du succès c’est alors de trouver le mécanisme le plus susceptible de fidéliser le client à vie. » , écrivait déjà Jeremy Rifkin en l’an 2000 dans L’Age l’accès.