e-book, l’évolution culturelle

L’expression de nos savoirs se fait à travers des supports qui en permettent la diffusion et qui s’adaptent aux façons de partager de notre époque.

L’évolution de la tradition orale à l’écrit qui remonte à des millénaires témoignait d’une nécessité de préciser les savoirs, de les fixer dans le temps. La transmission orale imposait le moment de la communication, le rythme de lecture, la linéarité de la récitation. Le passage à l’écrit permit de dépasser ces trois limites tout en assurant la conservation de l’intégralité d’un fait, une plus grande abstraction dans le récit, le retour en arrière dans le texte, le choix d’un passage, le moment de lecture. « Ce qui était fluide et mouvant peut devenir précis et organisé comme le cristal, la confusion peut céder la place au système. Bref, avec l’écrit, les productions de l’esprit entrent dans l’ordre objectif du visible » relate Christian Vandenpore dans son essai Du papyrus à l’hypertexte. Mais la révolution d’un support s’opère sur de longues périodes. L’oral qui s’adaptait parfaitement à la poésie, aux contes, s’est muté en une parole écrite, longtemps oralisée, qui a généré de nouvelles formes d’écritures spécifiques à l’écrit comme le roman, l’essai, la page web.

Avec le livre numérique, on quitte l’objet livre, un média linéaire définit par un ensemble fermé, pour rejoindre des supports connectés où le lecteur manipule l’écrit, l’animation et le son selon un schéma plus libre. Comme pour le passage de l’oral à l’écrit, le passage du livre à l’oeuvre numérique promet une nouvelle archéologie de l’épistémé. Pour Roger Chartier, l’objet livre a orienté la façon de concevoir la connaissance. Pascal Robert parle de la « fonction livre » que Frederic Kaplan reprend dans son papier « la fonction architecturante du livre ». Il précise :  « C’est précisément parce qu’il permet cette structuration hiérarchique, que le livre traditionnel a pu être le support de la demonstration longue et de la narration complexe. C’est parce qu’il est fermé comme un bâtiment qu’on visite, avec une entrée et une sortie, un début et une fin, qu’il permet le récit borné et l’argumentation articulée. En d’autres termes, c’est parce qu’il peut être structuré de manière architecturale que le livre a permis la pensée architecturée. »

Certains éditeurs, et surtout ceux qui ont choisi le modèle des livres numérisés conservent la linéarité du média papier. C’est l’exemple de Bayard qui propose les j’aime lire sur une page déroulante commandée par le geste de l’enfant. Les outils proposés sont peu intéractifs et semblent conçus pour fidéliser le numérique au papier. On retrouve le marque page, on découvre un curseur qui indique le pourcentage de notre lecture pour combler la lacune du numérique qui efface la profondeur du roman. Et puis un « j’ai tout lu » apparait comme un trophée sur le j’aime lire store pour que l’enfant se repère dans ses lectures. De notable, l’enrichissement du texte par la lecture orale qui donne une autonomie à l’enfant, même seul et en bas âge. « Une autonomie appréciée des parents » confie Stéphane Mattern, auteur chez Bayard. Lors de la récitation, les mots dictés se teintent de rouge et l’enfant peut ainsi associer un son à un mot et faire ses premiers pas vers la lecture autonome.

Bayard fait partie des éditeurs qui considèrent que les meilleurs ventes numériques correspondront à celles papier et qui lance massivement la numérisation de ses collections sans s’attarder sur les potentialités du numérique. On soupçonne derrière ce choix non pas la difficulté à tenir deux modèles économiques indépendants – le papier et le numérique- car Bayard reste une grande maison, mais plutôt la crainte de voir les métiers de l’infographie et du développement informatique remplacer les métiers de l’édition. Et puis pour rassurer le public. Parce que le livre est un support auquel nous sommes affectivement attachés. Alors Bayard fait la transition. En douceur.

Pour Derrida, « la fin de l’écriture linéaire est bien la fin du livre, même si aujourd’hui encore, c’est dans la forme du livre que se laissent tant bien que mal engainer de nouvelles écritures, qu’elles soient littéraires ou théoriques ». (1967, p.129-130)

Il faut bien distinguer la linéarité du média de celle du contenu. Le livre est un média linéaire parce qu’il comporte des pages, une première et une dernière. Mais le livre peut être un dictionnaire, et personne ne lit un dictionnaire du début à la fin parce que son contenu offre des réponses à des recherches ciblées. Un livre peut être un roman comme La vie mode d’emploi de Georges Perec qui propose une lecture tabulaire, que l’on choisit en se référant au sommaire. Enfin, même dans un récit chronologique, des événements perturbateurs peuvent renvoyer à un temps passé ou futur, déconstruisant la linéarité. Voici la définition que donne Christian Vandenpore de la tabularité  » La tabularité (…)  désigne ici la possibilité pour le lecteur d’accéder à des données visuelles dans l’ordre qu’il choisit, en identifiant d’emblée les sections qui l’intéressent, tout comme dans la lecture d’un tableau l’œil se pose sur n’importe quelle partie, dans un ordre décidé par le sujet. »

Pour les éditeurs numérique jeunesse comme Nosy Crow, Mindshapes, Touchpress, la tabularité peut être augmentée par le numérique et créer de nouvelles formes de narrations qui répondent à la curiosité de l’enfant et l’accompagnent dans son apprentissage. La maison d’édition Mindshapes considère sérieusement le changement entraîné par le numérique dans le processus de diffusion des savoirs et a fait appel à une équipe de psychologues pour travailler sa plateforme de lecture pour les 2-6 ans. Objectif, établir et développer le vocabulaire, stimuler l’imagination, amorcer le développement social et émotionnel de l’enfant. Et ce, en plaçant l’intéractivité au coeur de l’innovation. Qui dit intéractivité dit dynamique entre l’usager et le contenu. « L’hypertexte permet de manipuler des données de toute sorte, et pas seulement langagières, tels des images, des sons et des séquences vidéo ou animées. Il permet aussi de moduler l’interaction du lecteur avec le document en prévoyant dans les “ objets ” présentés à l’écran divers types de réactions accordées aux mouvements effectués par le lecteur à l’aide de la souris » confie Christian Vandenpore.

Nosy Crow exploite ce principe à travers son oeuvre numérique « Franklin Frog » où l’enfant conduit un têtard vers son âge adulte. Toute le cycle de la vie d’une grenouille est présenté de manière didactique et seul la participation active de l’enfant permet d’en connaître le déroulement.

L’enfant doit être attentif au texte qui lui présente les actions à effectuer. Il peut aussi choisir une lecture orale des instructions. Christian Vandenpore voit dans cette « spectacularisation du texte » le plus grand apport du numérique. En effet, le mouvement de l’image, l’apparition d’un nouvel environnement à chaque clic, dépasse la surprise de la page suivante d’un livre. On est désormais plongé dans un univers qui convoque l’ouïe, la vue, le toucher.

http://www.youtube.com/watch?v=tPJ7G_VDt_U

L’éditeur Mindshapes propose la plateforme Magic Town où chaque maison regorge d’histoires. Certaines sont tirées des héros papiers préférés des enfants, d’autres nativement numériques. Cet environnement est l’illustration parfaite de la création d’un univers numérique qui offre une autre porte d’entrée aux histoires. La maison propose même au lecteur de construire son histoire en choisissant dans un paysage les objets qu’il souhaite faire intéragir. L’enfant peut s’enregistrer lors de la construction orale de son histoire et la faire réécouter plus tard à ses parents.

Hormis le cas particulier d’un lecteur créateur d’histoires, l’éditeur tient à ce que leurs oeuvres ne soient pas altérées par trop d’interactivités qui feraient perdre le fil de l’histoire à l’enfant. En effet, l’intéractivité place l’enfant devant des choix qu’il doit constamment faire et il est mois évident de garder en tête le contexte de lecture.

L’intéractivité est aussi pour d’autres le moyen d’intéresser les enfants à des thèmes inhabituellement mis à leur portée. Touch Press, maison d’édition britannique dirigée par Max Whitby propose des documentaires interactifs autour de l’Histoire (The Pyramids 3D, The war horse), la physique (The Elements, Solar Systems), la musique classique (The Orchestra). L’enrichissement numérique est remarquable. Leur dernière création The Orchestra est le fruit d’un travail avec le Philarmonic Orchestra de Londres.

La lecture de la partition défile en même temps que l’orchestre joue. On peut également choisir l’instrument dont on veut suivre la partition et connaître la position du musicien dans l’orchestre. Et les textes sont augmentés par les interviews des personnalités du Philarmonic Orchestra.

De même, The Elements propose une relecture pertinente d’un sujet souvent délaissé : la classification des éléments chimiques

http://www.touchpress.com/titles/theelements/

On peut zoomer sur l’élément jusque’ à entrer dans sa structure, tourner autour, choisir l’approfondissement des textes explicatifs ou opter pour la lecture orale. Une mise en musique des noms des éléments accompagne l’enfant dans une découverte ludique d’un domaine trop longtemps jugé hors de sa portée.

Les contenus Touch Press sont des supports pédagogiques très prisés en Grande Bretagne par les écoles.

 

En conclusion, nous avons vu que la construction de nos savoirs et leur diffusion passe par les supports que nous adoptons. Et les supports eux mêmes induisent de nouvelles organisations. L’avénement de l’e-book pour l’enfant doit donc être conduit par des choix responsables de la part des éditeurs qui engagent leur responsabilité morale envers les familles. alors que certains préfèrent le voir comme un fidèle ami et descendant du papier, d’autres choisissent de jouer la carte de l’intéractivité pour redonner goût à la lecture, accroître les réflexes, stimuler la concentration et intéresser l’enfant à des thèmes souvent exclus de son répertoire.

 

Sources :

Conférences du MICE, Salon du livre jeunesse Montreuil novembre 2012

Rencontre avec Stéphane Mattern, auteur chez Bayard

Christian Vandenpore, Du papyrus à l’hypertexte http://vandendorpe.org/papyrus/PapyrusenLigne.pdf

Homepage

http://www.touchpress.com

www.magictown.com

La fonction architecturante du livre

 

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