Le tactile: une technologie de transition

 » Il devrait se vendre cette année 362,7 millions de téléphones tactiles soit une progression de 97 % entre 2009 et 2010″ selon une étude Gartner. L’écran tactile ne concerne encore que les mobiles et le Ipad, mais bientôt, il équipera les ordinateurs puis la Hi-Fi puis les appareils électroménagers jusqu’aux tableaux de bord des berlines. Les médias parlent d’engouement, de folie voire d’addiction pour une technologie qui met à la retraite la bonne vieille touche étoile.

Pourquoi le tactile est-il devenu, dans la représentation de l’utile et de l’agréable, le meilleur moyen de piloter les objets? Il séduit peut-être par une série d’événements symboliques qui revisitent notre rapport aux machines et à la réalité. D’abord, le tactile supprime la pression du bouton (ou de la molette), donc l’effort physique, remplacée par une caresse. Il ajoute à l’usage une dimension esthétique, substitue au fonctionnement une représentation de ce fonctionnement. Il réalise le fantasme de la baguette magique ou de la lampe merveilleuse, puisque nous transférons à l’objet une charge affective inédite, liée à son pouvoir si particulier de s’animer différemment.
Quel sens donner à l’engouement actuel pour le tactile?
Dans Minority Report, film de Steven Spielberg, Tom Cruise, manipule du bout des doigts une interface virtuelle qui lui permet notamment d’enquêter sur de futurs crimes dont certaines visions sont transmises par des médiums, visions converties sous formes d’images via un ordinateur. Il y a dix ans, ce rapport aux images faisait rêver; aujourd’hui, il envahit notre réalité.
Mais cette scène n’aurait – elle pas été inspirée par une vision de notre futur ?
L’écran tactile fait de nous des manipulateurs, des magiciens du quotidien et rafraîchit de vieux tableaux où le geste s’associe au sacré. Comme les rois de France guérissaient par l’apposition des mains, comme les magiciens fabriquent des illusions, comme ces apparitions ou ces mirages subjuguent ceux qui les voient, l’écran tactile et sa réalité augmentée procurent un sentiment de puissance et de plénitude surnaturelles, dont ne sont dignes que les divinités et les consommateurs.

L’évolution des interfaces Homme-machine tend ainsi vers une dématérialisation de l’interaction. Grâce au numérique, de plus en plus de produits se dématérialisent. Effectivement, pour un grand nombre de produits, le contenu devient indépendant de son support « habituel ». Le contenu, numérisé, n’est plus rattaché à une forme matérielle fixe, tangible. Les infos défilent, les photos glissent d’un seul geste de la main, mais si nous étudions cette manipulation au premier degré, nous ne touchons, en réalité, qu’une dalle de verre. Dans la toute puissance de l’information manipulée à bout de doigts s’est perdu le rapport sensoriel et plastique à l’objet manipulé. Le contenu reste une matière immatérielle. Le tactile tend à la perte, partielle ou totale, d’une interaction sensorielle. Prenons l’exemple du livre. Le plaisir de la lecture tient par exemple au contact du papier, au savoir immédiat lié au poids du livre, au nombre de page que l’on a dans la main droite et dans la main gauche, au nombre de pages que l’on a entre deux doigts.
Notre fantasme est assouvie. Il est désormais possible de matérialiser le magique et de le manipuler.
Le tactile est aujourd’hui la magie la plus répandue qui a réussi à rendre possible un imaginaire. De par sa nature, l’Homme est constamment à la recherche de modernité. Il cherche à assouvir sa soif de progrès. Il veut toujours plus. Quelle serait alors sa prochaine utopie? A quoi peut-on penser aujourd’hui et se dire « c’est impossible »? Le magazine « Clair Foyer » publie en 1959 l’article « La maison de l’an 2000 ». Cet article souligne le côté « too much » de nos imaginaires. Déjà en 1959 la folie du tout tactile, tout automatique existait et nos envies, nos rêves de futur ne sont finalement pas si différents d’aujourd’hui. On court après des utopies qui finalement n’en sont peut être plus car nous arrivons aujourd’hui à les matérialiser, à les rendre réelles. Ce texte nous donne la vision de la maison du futur de l’époque. Une porte qui s’ouvre tout naturellement, des textiles intelligents,… Si le tactile est aujourd’hui une normalité absolue, quelle serait la future interaction Homme-objet? Quel imaginaire allons nous rendre tangible?
Il n’y a plus d’intermédiaires – clavier, souris – entre l’utilisateur et le contenu de son écran. L’objet tactile est caressé, l’écran effleuré… La machine devient presque humaine, prolongement de nous-même. Ce sentiment de maîtrise est flatteur.
Le toucher est le sens qui nous fait prendre conscience de notre corps. En étant touché, je sais que j’existe, j’ai conscience de mon enveloppe corporelle. Mais alors pourquoi l’Homme, motivé par le progrès, chercherait à tuer son rapport à l’objet? Appuyer sur un bouton, pousser une porte, ouvrir un livre iraient contre nature de la notion de simplicité et de fluidité? Comme les informations qu’on manipule sur un iphone, les flux qu’on contrôle, l’Homme est en quête de fluidité et de simplicité dans cette nouvelle société moderne. Le rapport au temps et aux choses serait en train de disparaître.

Le tactile serait donc une technologie de transition. Microsoft l’a déjà démontré en révolutionnant le jeu vidéo en remplaçant l’utilisation des manettes par la reconnaissance des gestes du joueur. Dépasser la technologie du tactile impliciterait donc la perte du rapport sensible et plastique à l’objet. Le tactile a été le prémisse à la dématérialisation totale de l’interaction Homme-objet. On peut alors se demander si le fantasme de l’Homme se trouverait dans le contrôle des objets qui nous entourent par la pensée. L’iphone a déjà dématerialisé l’info qu’on manipule, mais demain, l’objet aura aussi disparu. Tout serait alors possible? L’après tactile serait donc la disparition de tout intermédiaire corporel.
Mais le tactile reste peut-être encore un moyen efficace de nous rappeler combien le rapport aux objets est important. Dans notre société prise dans le tourbillon du virtuel, le tactile est une aspiration au concret. Bien que son contenu soit dématérialise, l’interaction avec l’objet est encore forte. Doit-on alors craindre sa transition qui serait synonyme de perte d’interactions sensorielles et plastiques?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*