L’Homme et le réseau social – Quelle version de soi ?

« Sur la planète numérique qu’incarne Internet, nous assistons à la modification du périmètre de la socialisation : entre, d’un côté, la résistance à une certaine promiscuité imposée et, de l’autre, la recherche nouvelle d’une intégration à distance dans des tribus liées par les mêmes affinités choisies, qui peuvent être plus fortes que celles du voisinage immédiat. » – Le Lien Numérique, Nouveau Marqueur de Civilisation – Denis Ettighoffer, spécialiste français dans l’étude projective de l’impact des technologies de l’information et de la communication

Selon Ettighoffer, le numérique altère le « périmètre de socialisation de chacun » à tel point qu’il peut, parfois, donner naissance à des relations plus fortes que celles que chacun lie avec son voisinage d’un point de vue spatial. En ce sens, le réseau social constitue selon lui un nouvel outil de rencontre, un moyen de nouer des liens forts, que l’on voit la personne physiquement ou non (-Le Lien Numérique, Nouveau Marqueur de Civilisation). D’autre part, en approfondissant son idée, il affirme que des communautés entières se créent à partir de ces réseaux numériques. « En élevant autant de barrières entre elles », il indique que l’on partage plus aisément nos expériences, nos valeurs et nos émotions, la relation étant moins engageante physiquement qu’une relation non-virtuelle, tangible. Il parle d’un nouveau pan de l’histoire de l’humanité avec conviction, son sentiment étant que les communautés virtuelles deviennent de nouveaux espaces sociaux de ralliement de la société selon des groupes, des cultures.

Mark Granovetter, lui, s’intéresse davantage aux liens virtuels d’un point de vue professionnel. « Source de discrimination », le numérique est selon lui un outil approprié de recherche de stage ou d’emploi, un moyen de diffuser de manière non-officielle, et de s’insérer dans le monde professionnel (-La Force des Liens Faibles). Sociologue et professeur à l’université de Stanford, c’est dans les années 70 qu’il publie un premier article sur la question de ce qu’il appelle « La Force des Liens Faibles ».

Selon Granovetter, il existe trois types de relations entre individus : les liens faibles, les liens forts, et l’absence de lien (qui l’intéressera moins). La force d’un lien entre individus est déterminée en fonction de la quantité de temps partagé, en fonction de l’intensité émotionnelle, en fonction de la confiance que chacun accorde à l’autre, de l’intimité qu’ils partagent, et des services qu’ils se rendent de manière réciproque. Il montre dans un premier temps que la probabilité pour que les deux individus partagent un cercle d’amis communs est très élevé si ces deux-là ont « des liens forts ». De la même manière, plus les liens sont forts, plus la probabilité pour que des relations qui étaient propres à chacun deviennent des relations mutuelles avec le temps. En revanche, il affirme que si une personne (A) diffuse une information à ses liens forts, alors il y a de grandes chances pour que ces liens forts le répètent à des personnes déjà au courant, puisqu’ils sont dans le même cercle. A l’inverse, lorsque les liens sont faibles, si A diffuse quelque chose, ces liens diffuseront l’information à leurs liens forts, qui ne font, à priori pas partie des liens de A du tout. Ainsi, A arrive à diffuser une information à des personnes qu’il ne pouvait pas du tout joindre en premier lieu. En conclusion, le sociologue prône le lien faible comme étant un bon intermédiaire afin d’atteindre des contacts indirects. Le numérique et les plateformes sociales numériques constituent donc un bon intermédiaire afin qu’une information se répercute sur des liens dits faibles.

Prenons l’exemple des moines bouddhistes. Ceux-cis n’ont pas le droit d’avoir de possessions, aucune. La seule chose qu’ils possèdent est leur toge, qui appartient en réalité à leur temple. Dès l’arrivée du numérique, on leur a permis de posséder un téléphone portable dans l’unique but de communiquer sur le bouddhisme, leur religion, et sur leurs pratiques, sur les réseaux sociaux. Leur téléphone ne peut leur servir à appeler leur famille, par exemple, mais il doit leur servir à atteindre des cercles qui leur sont inconnus, afin de promouvoir leur religion et de l’étendre dans ce que Granovetter appellerait l’absence de lien.

Antonio Casilli aborde dans un ouvrage intitulé « Les Liaisons Numériques, Vers une Nouvelle Sociabilité ? » la question de la véracité des relations sur les plateformes numériques. S’inspirant de Granovetter, il dit que l’avantage des liens faibles est d’unir pour un intérêt commun, d’une « activité productive avec valeur ajoutée ». Il affirme cependant que le réseau social ne crée pas véritablement de liens profonds, plutôt des liens légers, mais qui sont dépourvues de conflit car trop légères pour être remises en question de temps à autres.

La sociologue Catherine Lejealle s’est intéressée à l’image qu’il nous était possible de renvoyer à travers les réseaux sociaux et en particulier Facebook. A travers un article publié sur le Nouvel Observateur en 2013, elle commence par constater qu’il y avait une nouvelle possibilité de se construire une image publique grâce aux réseaux sociaux, cette image publique ayant été auparavant réservée aux stars et aux politiques. Ce nouveau terrain de jeu, dit-elle, apparait être un bouleversement du rapport au temps et à l’espace. On a la possibilité d’être omniprésent, entrelaçant sphère privée, publique et professionnelle. L’idée de la participation permanente créant une euphorie d’être présent, une impression d’exister. « Notre valeur devient l’image que les autres peuvent trouver de nous en tapant notre nom dans un moteur de recherche » et « s’ils ne trouvent rien, c’est que l’on n’existe pas ». Ces paroles, bien que quelque peu extrémistes, témoignent d’une existence un peu amoindrie dès lors que notre présence sur la Toile se fait rare. L’idée de tapisser cette Toile de traces numériques revient donc à vivre plus intensément, selon elle.

Facebook a été jusqu’à présent réservé aux plus jeunes, ou bien d’une manière plus générale à ceux qui ont le plus de temps à consacrer aux réseaux sociaux. Les plus âgés s’inscrivent en général plutôt à des réseaux professionnels, comme LinkedIn. Dans les deux cas, le réseau joue le rôle d’une sorte de miroir de soi : « on se regarde faire, et on le fait savoir ». Catherine se pose alors la question de savoir si cette existence quelque peu mise en scène se fait au détriment de l’existence réelle, certains passant plus de temps à construire leur vitrine digitale qu’à vivre vraiment. Erving Goffman, sociologue et auteur de « La Mise en Scène de la Vie Quotidienne » explique qu’en parallèle de la mise en scène de soi il existait des coulisses, ou espaces de partage privé. Il explique ensuite que, contrairement à certains réseaux sociaux, Facebook constituait un réseau qui n’avait que très peu de coulisses, et que ces coulisses étaient donc très peu exploités. Le sociologue James Gibson a alors inventé la notion d’affordance, terme désignant la capacité d’un système à suggérer sa propre utilisation. Au sein de Facebook et de Twitter, cette notion est très présente puisque coexistent le tweet, le statut, le like, la géolocalisation, le commentaire, etc… Les possibilités d’exister des utilisateurs sont multipliées, et deviennent impulsives.

Les frontières entre le réel et le virtuel sont alors dissoutes et ce qui pourrait paraitre intrusif ne l’est plus du tout aux yeux des fervents utilisateurs. Tout apparait comme un moyen de créer du lien, et toutes les interfaces existantes (smartphones, tablettes, notebooks, ordinateurs portables,…) se présentent comme des excroissances de notre pensée. Les juristes souhaitent proposer, d’ailleurs, un règlement européen, se préoccupant du « droit à l’oubli » : l’idée de pouvoir contrôler les traces numériques que l’on laisse de son passé semble primordiale. Cependant, les jeunes souhaitent le contraire lorsqu’ils sont interrogés sur la question et « n’ont pas du tout envie que la vitrine qu’ils ont mis tout ce temps à construire soit effacée ».

Catherine Lejealle relate deux « effets pervers » de cette mise-en-scène de soi. Le premier est le sentiment de dépression (observé également par de nombreux psychologues) engendré par le temps que l’on passe sur nos réseaux sociaux, dépourvus de sensations ou d’émotions. De la même manière, la vérité est souvent si enjolivée sur ces « vitrines » que le sentiment s’infériorité se fait beaucoup ressentir. La sociologue reprend l’exemple de l’émission de téléréalité « Loft Story », une émission dans laquelle les joueurs sont enfermés à ne rien faire, et où les spectateurs ont fini par se dire que leur vie était, en comparaison, extraordinaire. Ce concept d’émission a par ailleurs été repris de nombreuses fois, dans le cadre de Secret Story, par exemple. Le second effet pervers relaté par l’auteur est le « bashing », ou moquerie. Le sentiment d’appartenance des utilisateurs de réseaux sociaux est si puissant et profond qu’il engendre, pour une personne qui serait marginale ou qui serait jugée comme n’étant pas dans les normes, un gros sentiment de discrimination, de stigmatisation. Dans ce sens, l’idée d’anonymat renvoyé par un écran renforce d’autant plus les acharnements collectifs. Tragiquement, le suicide de plusieurs adolescents après avoir été lynchés sur internet en témoigne.

Au sein des pratiques que l’on observe au quotidien se distinguent plusieurs types de publications sur les réseaux sociaux, souvent suivant le réseau sur lequel l’individu se prononce. Prenons l’exemple d’un jeune adulte, Ambroise. Sur Facebook, la plupart de ses publications et de celles dans lesquelles il est identifié ressemblent à ca :

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ou encore à ca :

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Des publications ou identifications qui, au final, ressemblent à celles de ses amis, de ses contacts sur ce réseau social en particulier. En opposition, il est très actif sur Twitter et prend le parti de ne poster pratiquement que des avis politiques, de retweeter des leaders d’opinion :

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Ces tweets n’ont pas véritablement d’ampleur et de portée, vu le nombre de personnes qui le suivent, mais il persiste en tweetant une dizaine de fois par jour. Pour l’avoir côtoyé régulièrement depuis plus d’un an, je sais qu’il est impliqué politiquement mais je ne l’ai jamais entendu parler de politique à quelqu’un qu’il avait en face de lui. Il existe sur Twitter trois grandes classes de personnes : les politiques (comme Ambroise), les personnalités (comme Beyoncé), et ceux qui s’ennuient et qui décrivent leurs mouvements tout au long de la journée.

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Pour avoir posté 8 tweets depuis qu’elle est abonnée à Twitter (c’est à dire depuis 5 ans), Beyoncé a réussi à atteindre presque 14 millions d’abonnés. Comme si ces nombreuses personnes ne voulaient rien rater de ce qu’elle poste, alors qu’elle ne poste en réalité rien.

 

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Joanne est inscrite sur Twitter depuis 2009. En 5 ans, elle a posté plus de 18600 tweets qui tournent autour du « je m’ennuie », « énervement quand tu nous tiens », ou encore « les fraises c’est vraiment trop bon ». Elle a 253 abonnés et en moyenne 0 personne qui retweete ses actes ou sa passion pour la nourriture. Pourtant elle continue, comme si ca allait lui permettre de se sentir vivre, de garder une trace de ses faits et gestes, des lieux qu’elle fréquente. Ce journal intime ouvert qu’elle nous livre renvoie d’elle une image quelque peu péjorative puisque l’on a vite l’impression qu’elle parle davantage à son téléphone qu’aux personnes qui sont autour d’elle.

 

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