Je m’intéresse à l’appropriation des usages des technologies de l’information et de la communication (TIC), au comportement des usagers. J’ai commencé ma recherche en me posant ces questions : pourquoi les usagers du numérique refusent-ils un système ? Pourquoi s’attachent-ils à un autre ? Quels sont les effets cognitifs, psychologiques de tous les dispositifs techniques qui nous entourent ?
Depuis les quarante dernières années, nous sommes face à un changement constant de notre environnement technique auquel nous devons nous adapter. Cela demande des efforts pour chaque individu et cause des mutations dans la société. Hubert Guillaud nous parle des « dangers des nouvelles technologies: panique, psychose, dépression, dépendance, anxiété… Comment nous rendent-elles stupides, bêtes, dépendants, isolés… Elles semblent n’être que le symptôme des maux de notre société. Elles favoriseraient, au choix, solitude, narcissisme, mauvaise estime de soi, déficit d’attention, anxiété, addiction, étroitesse d’esprit, perte de mémoire, syndrome de la peur de manquer quelque chose, stupidité…»
Depuis la préhistoire, l’humain invente les outils, les machines pour mieux réussir dans sa vie. « L’innovation technologique s’inscrit dans le mouvement historique d’une complexification des prolongements artificiels de la main et du cerveau humains. » (Bernard Claverie)
Qu’est-ce que cette dépendance technologique que nous avons aujourd’hui implique dans nos quotidiens? Quelles sont nos relations avec ce monde numérique en tant qu’utilisateur? «… les espaces numériques apportent au développement normal est qu’ils sont d’un abord plus simple que l’environnement humain. L’environnement numérique peut ainsi être apprécié parce qu’il est vide des complications des relations humaines. Connecté à un ordinateur, profondément plongé dans l’édition d’un texte ou dans la modification d’une image, il est possible de se reposer de la fatigue d’être en lien avec d’autres êtres humains… L’ordinateur est un désert, mais c’est un désert qui apaise les appétits que suscitent la présence d’autres être humains. » (Yann Leroux)
Références :
Les nouvelles technologies ne détruisent pas le cerveau, elle s’y adapte ! (Hubert Guillaud le 28/02/2013)
Enfants et écran : psychologie et cognition (Hubert Guillaud 29/01/2013)
L’évolution disciplinaire des sciences de l’information : des technologies à l’ingénierie des usages (Bernard Claverie)
Parution – L’homme augmenté. Néotechnologies pour un dépassement du corps et de la pensée (Bernard Clavrie)
Culture numérique : une triple révolution, culturelle, cognitive et psychique (Serge Tisseron 07/06/2012)
Quelques contributions de l’environnement numérique au fonctionnement psychique normal (Yann Leroux, 04/10/2011)
Causes et motifs du non-usage de ressources numériques (Cathia Papi 06/06/2012)
Identité numérique : l’accepter et non la combattre (Cedric Motte 20/02/2007)
Un monde numérique à la mesure des narcissiques (Fabien Deglise 14/12/2010)
Quand le numérique devient un fait cognitif culturel… (Bruno Devauchelle 09/04/2012)
Référence principale :
Penser les usages des technologies de l’information et de la communication aujourd’hui : enjeux – modèles – tendances
Serge Proulx (Professeur, École des médias, Faculté de communication Groupe de recherche sur les usages et cultures médiatiques Université du Québec à Montréal)
Document téléchargé depuis : http://sergeproulx.uqam.ca/
Schéma de l’article :
Extrait de l’article :
Mon programme de recherche se structure autour d’une double question: comment saisir l’action et les significations de l’innovation sociotechnique dans la société? Et symétriquement : comment décrire l’action des réseaux – formés d’acteurs humains et d’actants non humains – dans la construction sociale de l’innovation sociotechnique ? Pour tenter de saisir au plus près cette présence, cette action de la technique dans la société, l’étude des usages – l’observation de ce que les gens font effectivement avec les objets et dispositifs techniques – constitue un point d’entrée intéressant et scientifiquement pertinent. (…)
L’un des premiers emplois de la notion d’usage en sociologie des médias provient du courant fonctionnaliste américain des « uses and gratifications », proche de l’École de Columbia. Dans les décennies 1960 et 1970, des chercheurs désirent prendre une distance face à la pensée unitaire dominante décrivant l’action des médias trop exclusivement en termes d’effets (« ce que les médias font aux gens »). Ils cherchent à abandonner ce médiacentrisme. Ils proposent un déplacement du programme de recherche vers les usages (« ce que font les gens avec les médias »). Ils postulent ainsi que les membres des audiences utilisent « activement » les médias pour en retirer des satisfactions spécifiques répondant à des besoins psychologiques ou psychosociologiques.Par exemple, l’écoute environnementale de la radio est décrit comme un « usage compensatoire » venant combler le manque psychologique lié à la solitude de l’usager. Cette perspective farouchement fonctionnaliste fut accusée avec raison par les chercheurs d’autres courants, de se réduire à un psychologisme des usages (pour une description plus exhaustive, voir Breton et Proulx, 2006). (…)
Quant à la catégorie analytique de l’appropriation, elle remonte aux préoccupations initiales des chercheurs qui ont formé le noyau idéologique constitutif des premières études d’usage des TIC (Chambat, 1994, Proulx, 1994b). La sociologie de l’appropriation est à l’origine, en effet, davantage une « orientation idéologique » de certains travaux de recherche qu’une définition formelle d’un domaine d’étude constitué. La notion d’appropriation est reliée en France et au Québec dans les décennies 1970 et 1980 à une sociopolitique des usages. L’attention à la dimension conflictuelle portée implicitement par cette catégorie issue de la problématique marxiste (appropriation des moyens de production) renvoie les usages au contexte des rapports sociaux de productionet de reproduction (Proulx, 1988). Ces travaux s’inscrivent dans les courants dits de l’autonomie sociale : l’appropriation est un procès à la fois individuel et social. Ces chercheurs sont attentifs aux problématiques du sujet: « L’appropriation est un procès : elle est l’acte de se constituer un soi » (Jouët, 2000). (…)
Internet n’est-il simplement qu’un nouveau média prenant place à côté du récepteur radio, de la télévision, du téléphone, de l’ordinateur? Au contraire, l’arrivée d’Internet marque-t-elle une rupture significative dans l’informatisation,et dans nos manières de faire usage des TIC ? À cette question, voici un premier élément de réponse : Internet est plus qu’un nouveau média. Internet peut produire un « effet de levier » dans la réorganisation sociale et économique des sociétés industrielles. L’avènement d’Internet se situe dans un contexte sociohistorique plus vaste que le seul développement des machines à communiquer (Proulx, 2004). Associé à l’instauration de la «société en réseaux» (Castells, 1998), Internet est perçu comme vecteur d’innovation économique et sociale. Second élément de réponse: perçue d’abord comme un prolongement naturel du mouvement d’informatisation, l’innovation Internet apparaît structurellement importante parce qu’associée significativement et simultanément à plusieurs ordres de changement social. (…)
La présence d’Internet a transformé les conditions d’usage des TIC. Ainsi, les usages collectifs et en réseau sont devenus importants, presque omniprésents. On assiste au surgissement de «communautés » d’usagers en ligne, de « communautés de pratique » (Wenger, 1998) au sein et entre les entreprises, à l’échelle locale et internationale. De nouvelles formes de communication de groupe émergent au sein des organisations : intranets, plateformes collaboratives, services web, messageries instantanées, chats, listes de discussion. Les trois principales sphères de pratiques de communication identifiées par les marchés des opérateurs de télécommunication (domestique, professionnelle et personnelle) apparaissent de plus en plus enchevêtrées. Nous sommes devant une diversification croissante de l’offre d’objets techniques agissant comme supports aux pratiques de communication en ligne : micro- ordinateur, téléphone mobile, console de jeux vidéo, assistants numériques personnels, IPod, etc. Certaines études d’usage menées au Laboratoire de sociologie des usages (SUSI) de France Télécom R&D font observer un entrelacement des usages plutôt qu’une concurrence entre outils de communication ou que des effets de substitution entre les nouveaux et les anciens usages. Ces études récentes montrent ainsi simultanément : a) une mobilisation rapprochée de différents médias dans l’entretien du lien social (téléphone fixe, téléphone mobile, sms, courriel) ; b) une superposition des pratiques de communication et de consommation culturelle et de loisirs ; c) l’interpénétration des sociabilités personnelles et professionnelles sous l’effet de la contraction temporelle des agendas, de la mobilité des personnes et de la portabilité des outils de communication (Cardon, Smoreda, Beaudouin, 2005). (…)
Le projet que je poursuis consiste à construire une théorie des usages mettant en relief cinq niveaux d’interprétation. Je propose de désigner ce modèle sous l’appellation de « construction sociale des usages » d’une part, pour mettre en relief le fait que l’usage n’est jamais stabilisé une fois pour toutes, et d’autre part, pour souligner que cinq registres distincts fournissent des catégories analytiques susceptibles de construire l’interprétation des pratiques d’usage que l’on observe. Voici une première énumération de ces cinq niveaux d’analyse :
- L’interaction dialogique entre l’utilisateur et le dispositif technique ;
- La coordination entre l’usager et le concepteur du dispositif ;
- La situation de l’usage dans un contexte de pratiques (c’est à ce niveau que l’on pourrait parler de l’expérience de l’usager) ;
- L’inscription de dimensions politique et morale dans le design de l’objet technique et dans la configuration de l’usager ;
- L’ancrage social et historique des usages dans un ensemble de macrostructures (formations discursives, matrices culturelles, systèmes de rapports sociaux) qui en constituent les formes. (…)
En pratiquant les études d’usage, restons conscients du fait que nous sommes en permanence situés dans un double jeu réflexif. D’une part, le chercheur est un observateur réflexif : il est lui-même partie de la situation observée. D’autre part, le concepteur est un usager réflexif : il est d’abord lui-même un usager du dispositif qu’il invente (Bardini, Horvath, 1995).
Deuxième objet d’attention pour les chercheurs du domaine des usages : nous sommes au milieu de luttes de concurrence concernant le contrôle et la diffusion des savoirs sur les usages. Il y a en permanence un procès de réappropriation incertaine et orientée des études d’usage par les différents acteurs politiques et industriels : les études oscillent en permanence entre marketing et sociologie… Les problématiques des études d’usage sont co-construites par les chercheurs et les commanditaires des études dans un rapport de forces asymétrique.
Pour conclure, je dirai que le défi majeur pour les chercheurs consiste à développer des stratégies théoriques et méthodologiques audacieuses pour penser ensemble les registres du micro et du macrosociologique.
Conclusion :
Qu’est-ce que cela nous apporte en tant que designer?
«L’être humain se développe au contact de deux types d’environnements. Le premier est l’environnement humain. Ce sont les personnes qui prennent soin de lui dans son enfance, puis ses partenaires de jeu et de travail. Le second environnement décisif dans le développement humain est l’environnement non humain. Il peut s’agir d’êtres vivants, mais aussi d’objets fabriqués ou d’éléments naturels. L’importance de l’environnement non-humain a d’abord été reconnue par le psychanalyste Harold Searles qui lui a consacré tout un livre. Plus récemment, Serge Tisseron a montré comment les objets contribuent à la vie psychique des individus et des sociétés. Un chien, un livre, un banc sur une place peuvent être pour une personne des appuis nécessaires et valables de sa vie psychique. Les espaces numériques constituent un troisième environnement sur lequel nous pouvons appuyer notre fonctionnement psychique.» (Yann Leroux)
Ces espaces numériques deviennent notre environnement constant. En tant qu’utilisateur nous nous engageons de plus en plus avec confiance, nous nous réveillons, travaillons, apprenons, communiquons, voyageons avec.
Nous approchons d’une époque où tout est numérisé, nous découvrons et expérimentons les nouveaux usages en gérant la complexité des commandes et en offrant une représentation plus simple, et peut-être plus intuitive.
Le besoin de fonctionnalités augmente constamment et les machines deviennent de plus en plus complexes. Pour que l’utilisateur comprenne leurs fonctionnements, nous avons besoin d’un langage compréhensible et d’une simplification de l’information. Pour offrir une expérience à l’utilisateur le designer doit réfléchir à tous les niveaux d’usage.
Analyser et structurer les différents types d’usages ou non-usages aide à améliorer l’expérience utilisateur des services, des interfaces et des objets.
«L’identité numérique, cette présence que nous créons en rédigeant des blogs, en participant à des forums, en envoyant des photos, en jouant en ligne, en faisant les courses depuis notre lit, etc., apporte tellement de satisfactions que nous sommes naturellement amenés à la privilégier.» (Cédric Motte)
Les cinq niveaux d’analyse proposés par Serge Proulx peuvent servir comme un outil pour les designers dans tous les domaines associés aux TIC. En conceptualisant un projet, le designer ne doit pas penser seulement à la relation physique avec un objet, une interface, etc. (premier niveau), mais à la compréhension (deuxième niveau), à l’expérience utilisateur (troisième niveau), et au rapport politique et moral (quatrième niveau) comme social et historique (cinquième niveau). C’est un véritable étalon qui permet de mieux comprendre le comportement des usagers et d’imaginer leurs nouveaux usages.
Szonja IVAN
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