ENJEUX DE L’INNOVATION FRUGALE

La transition écologique implique de penser soutenable. La banalisation des solutions high-tech questionne quant à leur durabilité. Philippe Bihouix démontre la raréfication des métaux et encourage à l’exploitation de ceux plus répandus. Dans son sens, l’approche des low-tech est intéressante car elle réduit considérablement l’impact en énergie grise des produits et devient un levier de la transition. Ernst Friedrich Schumacher invite en 1970 à penser une quantité minimale de consommation pour une quantité maximale de bien-être. Mais ce bien-être n’implique-t-il pas dans certains cas certaines formes de technologie ? C’est en cela que l’innovation frugale me paraît un axe de recherche pertinent. Car, contrairement à la low-tech, elle questionne avant tout le superflu et ne délaissera pas des solutions techniques si celles-ci répondent entièrement à un besoin. Le terme d’innovation frugale plutôt qu’innovation Jugaad, tel que l’a théorisé Navi Radjou, me paraît plus judicieux. En effet, contrairement au Jugaad, terme indien qui est une improvisation pour répondre à une situation immédiate, l’innovation frugale parle d’un objectif à plus grande échelle. Bernard Haudeville et Christian Le Bas ont, dans un article de recherche de 2016, donné un panorama de ce qu’implique l’innovation frugale en tant que paradigme naissant mais également comme nouveau modèle d’innovation comparé à ceux que nous avons connus. Telle que présentée dans l’article, l’innovation frugale paraît s’inscrire avec facilité dans notre contexte et notre marché. Cependant l’article ne possède aucun exemple d’entreprise ayant opéré ce changement de paradigme. Le terme « produit » n’est pas clairement explicité. C’est justement du côté d’entreprise comme Cisco que je trouve des cas précis. Alok Bardiya, directeur général des investissements de l’entreprise en Inde, pose une critique constructive de cette innovation, basée sur des produits et sur leur inscription au sein du marché. La synthèse de ces deux articles de 2016, permet dans un premier temps de comprendre plus clairement ce qu’implique cette nouvelle forme de penser les produits, et dans un second d’avoir conscience des freins à son développement dans notre contexte actuel.

 

Regards croisés – Chercheurs et Investisseur

Articles traités :

Bernard Haudeville, Christian Le Bas, (mars 2016) « L’innovation frugale, paradigme technologique naissant ou nouveau modèle d’innovation ? », Innovations 2016/3 (n°51), p. 9-25. 

Alok Bardiya, (octobre 2016), « Jugaad innovation et reverse engineering: pas si facile à mettre en pratique! », Formerly ParisTech Review

Le but premier de l’innovation frugale est plus social qu’environnemental. Il s’agit de « faire plus avec moins pour plus ». Cependant, il est intéressant de voir que ce que propose cette forme d’innovation, s’intègre également dans une démarche de développement durable. Elle invite à l’économie de ressources, l’utilisation de matériaux bon marché d’origine locale, elle requière également un caractère économe de la mise en œuvre, la possibilité de réparer en cas de panne, la récupération des éléments en fin de vie et enfin leur recyclage. Son aspect inclusif envers les populations du BoP (le « bas de la pyramide » soit les populations plus pauvres) rend cette démarche environnementale cohérente en donnant la possibilité au plus grande nombre de faire partie de la transition.

Le Nokia 1100, considéré comme un produit de l’innovation frugale.

L’innovation frugale consiste à minimiser l’usage des ressources et la complexité des processus mis en œuvre pour la conception d’un produit. Il s’agit de repenser l’architecture même de celui-ci. La reconception du processus occupe donc une place importante. Cependant le besoin, lui, n’est pas simplifié. C’est le contenu technique qui est le moins sophistiqué. Ainsi, le paradigme de l’innovation frugale s’oppose aux grands paradigmes technologiques que nous connaissons tel que la miniaturisation par exemple. Le modèle d’innovation poussé exclusivement par les progrès scientifiques (modèle linéaire Science Push) ne serait plus d’actualité. En ne prenant plus la science et l’ingénierie comme levier, mais plutôt comme moyens, les dimensions sociales et sociétales sont au cœur de l’innovation frugale. L’innovation se concentre principalement sur les besoins et le contexte lors de la conception.

Foldscope, un microscope à moins d’un dollar.

L’innovation frugale n’est pas une innovation Low-Cost dans la mesure où elle utilise la simplicité pour créer l’accessibilité. Elle place également la durabilité au cœur de sa démarche pour avoir un faible impact environnemental. Les objets conçus de cette manière ne fond pas de compromis sur la qualité du produit. En revanche, l’innovation frugale est proche de l’innovation inverse qui transfère des techniques issues des pays en voie de développement vers les pays développés. Cependant, l’innovation frugale a vocation à être mondiale, puisqu’elle répond à des besoins fondamentaux à des prix bas. L’innovation frugale n’implique pas de revenir à des technologies traditionnelles ou artisanales car, même au sein des ces techniques, il serait possible d’engager une démarche de frugalité. De plus, les moyens traditionnels ne seront pas forcément les moyens les plus intéressants pour cette innovation si celle-ci doit influer à grande échelle.

La Tata Nano, voiture indienne très accessible grâce à plusieurs innovations de rupture.

L’innovation frugale est disruptive et perturbatrice au sein des marchés. Elle interroge la manière dont les gens vont percevoir les produits. En effet, ils correspondent à des besoins mais avec des moyens techniques totalement nouveaux, souvent en rupture avec notre culture des objets actuels. Cet aspect est un des principaux problèmes. Les objectifs du Chotukool et du Mitticool n’ont pas été remplis en Inde. Pourtant il s’agit de deux réfrigérateurs 40% moins chers que les traditionnels et fonctionnant sans électricité . Les ventes représentent seulement dix mille réfrigérateurs vendus contre les dix millions de réfrigérateurs conventionnels vendus chaque année dans le pays. L’ambition des projets aurait été un marché potentiel de centaines de millions d’unités. Les démarches d’innovation frugales déjà engagées ne prennent pas assez en compte le fait que les aspirations des personnes à revenu modeste s’alignent sur celles des personnes riches. Le fait d’être moins cher n’est donc pas un critère suffisant. Il est important que les produits proposés par l’innovation frugale fassent rêver selon Alok Bardiya, même s’ils vont répondre à des besoins basiques. Par exemple, l’erreur principale de la voiture Indienne Nano fut son positionnement comme « la voiture la moins cher du monde » ce qui renvoi au cheap, au low-cost, contrairement aux autres automobiles du marché, alors que celle-ci est un véritable modèle d’innovation frugale (et même innovation gandhienne pour certains). Cependant la voiture ne faisait pas rêver plus qu’une voiture d’occasion au même prix. Il est intéressant dans ce sens de noter qu’Alok Bardiya évoque que les entrepreneurs frugaux développent des solutions locales « au détriment du design ». Il manque un travail de désirabilité que savent travailler les grandes entreprises actuelles.

ChotuKool, réfrigérateur thermoélectrique fonctionnant avec une simple pile.
Le Mitticool, réfrigérateur en terre, refroidit par l’évaporation de l’eau.

La rente de l’innovation frugale tient au fait qu’elle s’adresse à un marché potentiel considérable. Cependant, les solutions à bas prix de l’innovation frugale possèdent une rentabilité élevée que lorsque les volumes sont importants et qu’il touchent l’ensemble de ce marché. On observe que l’entrée dans ce marché n’est pas immédiate. Alok Bardiya évoque la firme D-light qui propose des gammes à des prix plus élevés pour rentabiliser leurs solutions d’éclairage à bas prix. Bernard Haudeveille et Christian LeBas posent une stratégie de décentralisation. Les entreprises peuvent s’appuyer sur les produits actuels et développer des principes plus frugaux à leurs produits dans des pays cibles émergents. Une fois les produits implantés et rentabilisés, il pourront plus facilement remplacer les solutions plus complexes sur les marchés développés. Dans ces derniers, la rente serait assurée par un prix plus élevé qui correspondrait à ce que les clients sont prêts à payer.

Système d’éclairage domestique de D-Light, permettant à la firme de rentabiliser leurs solutions d’éclairage plus bas de gamme.

Les résultats d’une démarche d’innovation frugale se font ressentir sur le long terme. Le changement de paradigme au sein de l’entreprise se produit également à ce niveau. Tandis que dans les grandes entreprises l’affectation des ressources se fait sur le capacité d’un produit à être rentable sur le court terme, l’innovation frugale a besoin de penser son plan sur le long terme. Tout d’abord parce qu’elle touche à des marchés émergents, mais aussi parce qu’elle implique une phase de test considérable avant de se déployer à échelle nationale, comme ce fut le cas pour le philtre à eau PureIt de HUL ou des solutions d’éclairages D.Light. Il faudrait dans ce cas se lier avec des investisseurs patients et engagés, sans quoi la conception serait trop précipitée.

Dans l’entreprise, penser la stratégie de commercialisation est primordiale et devrait être prise en compte par l’innovation frugale. Cela inclut un réseau de distribution pensé avec le produit, mais aussi un service après-vente compétent ou encore un modèle de paiement à l’usage. La valeur du produit doit être intégrale.

L’information donnée en amont aux clients est également importante, car celle-ci va permettre de faire comprendre le produit, son intérêt, et sa qualité. Le PureIt de Unilever a réalisé sa communication grâce à des organisations à but non lucratif qui démontraient les risques de l’eau contaminée, ainsi que la rentabilité énergétique de l’objet comparé à des techniques traditionnelles de filtrage.

Jaipur Foot, prothèses à bas coûts. Le milieu de la santé est le plus favorable à la disruption par la frugalité explique Alok Bardiya.

Si le paradigme technologique de l’innovation frugale présenté dans l’article de Bernard Haudeville et Christian Le Bas n’est pas encore implanté, c’est donc d’après Alok Bardiya qu’il ne prend pas encore en compte son implantation sur le marché et peine à être désirable. Le contenu technologique faible est prometteur pour l’environnement et peut devenir une trajectoire de recherche pour orienter le progrès technologique. Cependant, pour que l’innovation frugale devienne un paradigme (c’est-à-dire influer sur d’autres secteurs et prolonger l’innovation à grande échelle), il faut qu’elle arrive à placer les créations frugales au niveau des produits des modèles d’innovation actuels. Il s’agit pour elle de ne pas montrer un caractère privatif, ou « cheap » lié à ce faible contenu technologique et de proposer un service complet autour de ces produits notamment grâce aux nouvelles technologies de l’information et le communication. Pour Bernard Haudeville et Christian Le Bas la sociologie aurait une plus grande place à jouer que l’économie dans ces nouvelles formes d’innovation, parce qu’elle s’intéresse justement aux réseaux d’expériences, et aux communautés d’usages.

Biblio

  • BIHOUIX Philippe. (2014), L’Âge des low tech, Vers une civilisation techniquement soutenable, Éditions du Seuil, 336 p.
  • RADJOU, Navi, et PRABHU, Jaideep. (1973) L’innovation frugale: comment faire mieux avec moins, Diateino, 380 p.
  • SCHUMACHER, Ernst Friedrich. (1973) Small Is Beautiful: A Study of Economics As If People Mattered, HarperCollins, 288p.
  • ZESCHKY, M. B., WINTERHALTER, B., GASSMANN, O. (2011), Frugal Innovation in Emerging Markets, Research-Technology Management, 38-45