LA TRANSITION PROTÉIQUE (OU LA CHUTE DU BON VIVANT FRANÇAIS) par Anna Luz Pueyo

«L’homme est probablement consommateur de symbole, autant que de nutriment»  

Tremolieres, 1973

On assiste depuis quelques années à une montée d’un mouvement alimentaire mondial, celui du rejet de la viande et autre produits d’origine animale. Les pratiques alimentaires qui excluent la consommation de chair animale pour des motivations aussi diverses que l’éthique, la religion, la culture, la santé, ou l’impact environnemental, ne datent pourtant pas d’hier. Dès l’Antiquité, Pythagore préconisait ces dispositions.

Avec différents degrés d’engagement (du végétarisme au véganisme en passant par le végétalisme), cette tendance s’installe en France, au détriment d’un mode de vie «à la française» composé d’un plat de viande, de vin et de fromage. D’ici 2050, il faudra fournir deux fois plus de protéines qu’aujourd’hui à la population mondiale. De nombreuses alternatives émergent aujourd’hui pour remplacer la viande mais ces solutions sont-elles suffisamment viables pour contrer l’élevage intensif tout en assurant la sécurité alimentaire?

Les consommateurs, qui sont au cœur de cette transition, sont-ils prêts à opérer un changement radical de leur alimentation? Sur quel terrain le designer peut-il jouer pour influencer ces changements?Derrière une volonté de redonner des droits aux animaux et de vivre plus sainement, quels enjeux pour notre société future? 

Cette veille est sensée m’aider à dégager des pistes de réflexion sur le rejet ou l’attraction pour certains aliments, de manière à me faire une idée des diverses influences en matière d’alimentation. Le but étant d’en tirer des conclusions sur les enjeux d’une transition alimentaire future en France.

HABITUDES ALIMENTAIRES & IMPACT DE LA TRADITION FRANÇAISE

Dans La qualité alimentaire d’autrefois, article publié en 1973, Claude Thouvenot parle de la viande en France comme de «l’élément discriminant des niveaux de vie» :

«L’exemple le plus significatif est celui de la viande de boucherie. Comme le pain blanc celle-ci, parce que rare et chère, est un objet de parade sociale. Pour les «heureux du siècle » consommer de la bonne viande de boucherie est au début du 19e «une nécessité et une habitude quotidienne».

Bienheureuse la masse lorsqu’elle dispose d’un morceau de lard ! Dans les villes le « boucher de première » – celui des beaux quartiers – restera encore jusqu’au 20e siècle un personnage qui « admet » ses clients. Aucun ouvrier, même argenté, n’oserait fréquenter son étal. Il se cantonne à celui du boucher des faubourgs ou à la charrette du colporteur, « le marché du pauvre » (Husson, 1882).

A la ségrégation socio-économique s’ajoute une ségrégation socio-géographique. Les gens aisés estiment que la viande de boucherie est nécessairement réservée à l’homme sédentaire, à l’habitant des villes : « la viande saignante, voilà ce que le citadin réclame, voilà ce qu’on lui prescrit ». Dans les années 60, arrivent dans les supermarchés des lampes qui accentuent la couleur rouge de la charcuterie.

Manger de la viande est en France une tradition inscrite dans les mœurs, au même titre que celle de «manger avec les autres». Marque de richesse et de bien-être, sa présence dans nos assiettes n’est-elle qu’une habitude? 

Il est intéressant d’étudier le degré d’attachement des consommateurs français à viande. L’article nommé Viande bovine, habitudes alimentaires et évolution de la fillière, publié en 1981 par D. Cocquart pose la question suivante : La consommation a-t-elle sa dynamique propre d’évolution où n’est elle que le simple reflet des changements intervenus dans le système productif? Il questionne ainsi le niveau d’influence du consommateur.

Cet article met en miroir deux visions : celle selon laquelle les consommateurs seraient maîtres de leur consommation et dicteraient leurs besoins aux commerciaux et l’autre selon laquelle ce seraient les entreprises qui imposent leurs innovations aux consommateurs. Selon l’auteur,  l’évolution des habitudes alimentaires en matière de viande bovine serait à la fois le résultat :

    – des conditions nouvelles de rentabilité du pôle industriel de la filière (capitaux engagés importants, quantités plus grandes et produits de deuxième ou troisième transformation)

    – des attitudes du consommateur face à la viande bovine (coût, qualité, symbolique)

Ainsi, elle ne serait qu’une confrontation permanente entre ces deux acteurs. On peut se dire à la lecture de ce texte, que si un même nombre d’heures de communication était consacré à la publicité commerciale et à la publicité d’état, le consommateur pourrait peut-être réellement se faire une idée juste et changer ses habitudes. Une chose est sûre ; le consommateur reste maître des productions ; si il arrête de consommer un produit, l’entreprise arrêtera sa production.

Si les «façons de manger» sont représentatives de tout un modèle social et culturel (rythme, «consommable», trilogie entrée-plat-dessert) très ritualisé, depuis quelques années, les mutations du «modèle alimentaire français» sont très marquées.

L’arrivée du snacking et de toute une série de produits de troisième transformation ont fait évolué nos habitudes pour fragiliser la frontière entre le «repas» et la prise alimentaire. Par ailleurs, l’arrivée de restauration étrangère dans nos rues et dans les rayons des supermarchés remet radicalement en cause le modèle du repas français. Il semblerait que le consommateur français recherche de plus en plus à diversifier son alimentation, et c’est cette idée de «variété» (culturelle de la nourriture par exemple) qui caractérise de plus en plus le luxe alimentaire.

L’article de François Lenglet analyse cette question dans La recherche de variété en matière de comportement alimentaire sous l’angle de trois approches :

l’approche socio-culturelle ; selon laquelle des facteurs biologiques et d’environnement sont susceptibles d’expliquer la nécessaire tendance à la recherche de variété, dans une perspective de matérialisme culturel (Harris, 1985). L’homme est en effet soumis au paradoxe de l’omnivore (Rozin, 1976), c’est à dire à la double contrainte de la néophobie (prudence, crainte de l’aliment inconnu potentiellement dangereux, résistance à l’innovation) et de la néophilie (tendance à l’exploration, besoin du changement, de la nouveauté, de la variété) (Fischler , 1990). Pour survivre, il lui faut accepter le risque de dégoût, de malaise post-ingestif, voire d’empoisonnement en diversifiant ses sources d’approvisionnement et en s’adaptant au changement de son écosystème. {…} Pour le maintien de l’espèce, la recherche de variété, rendue nécessaire par les modifications de l’environnement, doit donc l’emporter sur la néophobie. 

l’approche physiologique, qui stipule que lorsqu’un individu est soumis à une stimulation olfacto-gustative , il éprouve une sensation complexe au sein de laquelle on peut identifier trois composantes. Les deux premières ont une fonction discriminative, quantitative et qualitative, et permettent d’identifier l’exacte nature de l’aliment ingéré. La troisième est affective, et correspond à la perception hédonique. Selon les psychophysiologistes, elle constitue le moteur essentiel du comportement ingestif. La perception hédonique varie à court ou à long terme, en fonction de nombreux facteurs liés notamment à l’individu. 

l’approche par les variables individuelles

 Le modèle expérientiel de Hollbrook et Hirschman (1982) fournit un cadre particulièrement adapté pour cette recherche : en économie de satiété, le consommateur peut donner à ses préférences sensorielles toutes leur place comme critère de choix d’un aliment, afin de satisfaire au mieux ses besoins hédoniques : le dynamisme du segment des aliments-plaisir illustre bien ce phénomène.

À la lecture de cet article, force est de constater que la dimension culturelle n’occpe qu’une place minime au regard des différentes variables qui peuvent jouer sur les goûts du consommateur telles que la néophilie ou l’hédonisme. «On peut s’attendre à ce qu’un individu maintienne durablement une forte recherche de variété en alimentire parce que cela lui procure des satisfactions, notamment sensorielles.»

UNE CONFIANCE DÉFAILLANTE

En 1900, l’intoxication alimentaire est la deuxième cause de mortalité. Bien que ce taux ait nettement diminué depuis ces temps là,  les nombreux rapports récents sur la toxicité des aliments ou les scandales tels que la crise de la vache folle ont contribué à remettre en cause la confiance des consommateurs.

Il semblerait par ailleurs que le sens de la diététique, inné chez l’homme, ait disparu lors de la prise en charge par l’industrie. 

Un exemple probant est celui du réfrigérateur, fait pour conserver mais qui engage une mauvaise connaissance des aliments et provoque des attitudes comme le gaspillage alimentaire. «Nous avons perdu confiance dans ce qui nous est donné à la naissance, dans nos ressources humaines. Le potentiel animal incroyable que nous avons à chercher la science des choses qui nous sont données s’est perdu dans l’ingénierie et dans 100 ans de médecine chimique.» déplorait Guilhem Cheron, co-fondateur de La Ruche qui dit oui en mai dernier lors d’une table-ronde de l’ENSCI sur l’alimentation durable et les nouvelles pratiques alimentaires. «L’industrie alimentaire propose une gastronomie difficile à combattre car l’on veut continuer à croire en des produits meilleurs que ce qu’ils sont

La publicité est pour beaucoup dans cette prise de confiance, et introduit la notion de représentation, essentielle en matière d’alimentation. Des initiatives récentes comme la campagne de Fleury Michon qui prenait le parti de ne faire du packaging qu’une vitrine sur le produit, sans proposer de photos retouchées vont dans le sens d’une transparence, d’une honnêteté avec le consommateur. 

Aujourd’hui, de nouvelles valeurs émergent pour être capable de lever le voile sur les questions des consommateurs et de proposer une réelle traçabilité des produits : là est peut-être une manière d’engager la confiance. Mais cette mouvance, si elle bouleverse et complexifie le rôle des industriels, aura-t-elle sa place en tant que valeur pérenne ou restera-t-elle une stratégie marketing?

Dans L’alimentation durable, un court métrage de quatre étudiantes en agronomie qui vont à la rencontre d’agriculteurs, on se rend compte des craintes qui accompagnent les changements de modes productifs dans les campagnes françaises. Les petits agriculteurs ont tendance à conserver les techniques qu’ils connaissent car si ils changent, ils vont vers l’inconnu. Passer à une agriculture de conservation des sols, arrêter le labours ou garder une micro-flore et faune tout au long de l’année implique un investissement et un bouleversement de l’activité qui ne parvient pas à contrebalancer cinquante ou soixante ans de culture d’un territoire. Des arguments tels que «si toute la planète passait en système biologique, on est pas sur de pouvoir nourrir tout le monde», ou «je produirai moins sur mes terres» montrent bien la réticence des petits producteurs à faire confiance à une industrie balbutiante : «vingt ans d’expérience en agriculture biologique, c’est trop peu.» 

Face à cela, des exemples comme celui de la production de lait montrent bien la fragilité de certaines filières animales et l’influence des décisions publiques sur leur rendement. Les quotas laitiers instaurés en Europe depuis 1983 pour réguler la production sur le marché mondial et stabiliser les prix ont pris fin en 2015, ce qui a engendré une augmentation du volume du lait sur le marché et une diminution drastique des prix de rachat. La difficulté à produire du lait s’explique aussi par une augmentation constante du prix des aliments pour le bétail, ce qui impacte fortement les trésoreries des exploitations (pertes estimées à 200 euros par jour). L’augmentation de production laitière crée un déséquilibre et une dépendance des producteurs à l’industrie : elles peuvent acheter du lait n’importe où et dictent leurs prix, qu’elles tirent vers le plus bas. La concurrence internationale entre alors en jeu et les normes françaises ne font plus règle :  difficile alors de contrôler la présence d’antibiotiques par exemple, et cela est encore plus le cas pour les produits transformés.

RESPONSABILITÉ ET BIEN-ÊTRE ANIMAL

«L’Homme est véritablement le roi de tous les animaux, car sa cruauté dépasse celle des animaux. Nous vivons de la mort des autres. Nous sommes des tombes marchantes »

Léonard De Vinci au XVème siècle défendait déjà la cause animale. Ce sujet n’est donc pas récent bien qu’il prenne actuellement de l’ampleur, notamment en raison des scandales révélés par l’Association L214 en 2015 et 2016 concernant les abattoirs de Alès, du Vigan (affirmé biologique) et du Gard (affirmé biologique également). 

Les origines de la défense de la cause animale sont en réalité très anciennes et trouvent leurs sources notamment dans les religions. Associée à la défense de cette cause, on trouve aussi l’origine d’un clivage très important : celui entre le bien-être animal et les droits des animaux. En effet, ceux qui défendent le « bien-être animal » affirment que les êtres humains peuvent exploiter et tuer les animaux à condition de ne pas leur infliger des souffrances qui ne seraient pas inhérentes à leur utilisation donc qui ne seraient pas nécessaires. Ils s’intéressent à la moralité de l’action ou de l’inaction en cause. Au contraire, les défenseurs des « droits des animaux» affirment plutôt l’idée selon laquelle les animaux ont des droits naturels et qu’il existe une véritable parité morale entre les être humains et les êtres non-humains. Ces derniers s’intéressent donc plus au statut philosophique et juridique de l’animal. 

Par ailleurs, il est intéressant d’analyser la relation qu’ont les consommateurs de viande à ces aliments. La sociologue Noélie Vialles (1987) distingue ainsi les consommateurs « zoophages » qui se représentent la bête consommée et les « sarcophages » qui occultent le lien entre la viande et l’animal par divers procédés de distanciation. Le sarcophage préférera des viandes bien cuites, blanches ou transformées et se sentira plus à l’aise dans un rayon de supermarché que dans une boucherie. La culture urbaine et la distanciation géographique des lieux d’élevages et des lieux de consommation facilite le développement de comportements sarcophages, si bien que de nombreux mangeurs de viande ne se représentent pas complètement ce qu’engendre leur consommation, et se complaisent dans une sorte de confort idéologique.

ALTERNATIVES

On sait que pour répondre au problème de la sécurité alimentaire, la solution est à terme de modifier la manière de s’alimenter.

Les acteurs de l’éco-innovation alimentaire travaillent sur de nombreuses pistes de protéines végétales telles que l’ortie ou les micro-algues (comme l’algue de klamath), très prometteuses en matière de rendement protéique. Des travaux sont également menés sur des espèces invasives locales comme la crépidule, un coquillage qui se propage sur les barges bretonnes, et posent la question de rendre comestible quelque chose qui n’a pas encore sa place dans notre assiette.

C’est notamment le cas des insectes, devenus la promesse principale de la transition protéique puisqu’ils représentent 1900 espèces comestibles et contiennent 3 à 4 fois plus de protéines que le porc ou le poulet pour un même poids de matière. Manger des insectes peut sembler moralement plus acceptable que la viande car ils sont dépourvus d’un système nerve
ux central et l’on peut donc  dire qu’ils ne «souffrent» pas lorsqu’ils sont abattus.
Riches en fibres, vitamines, minéraux, lipides et acides aminés, ils seraient à la fois une alternative
aine pour les pays développés et une solution contre la faim pour les populations sous-nutries. À ces données nutritionnelles s’ajoutent une promesse environnementale intéressante puisqu’ils participent à la pollinisation et fertilisation des sols, consomment moins de végétaux (2kg pour 1kg d’insectes contre 8kg pour 1kg de viande), moins d’eau et de terres que les viandes, produisent peu de gaz à effet de serre et d’ammoniac et peuvent utiliser les déchets pour se nourrir.

Somme toute, le rendement de protéines peut-être multiplié par trois pour un élevage d’insectes. Le pari de la start-up française Jemini’s fondée en 2012 est de faire entrer progressivement la protéine d’insecte dans l’alimentation
au quotidien. Leur travail vise à sensibiliser des consommateurs étrangers à cette pratique par différentes stratégies, comme celle du snacking. Deux axes stratégiques peuvent être identifiés pour répondre à cette fin.

En effet, doit-on chercher à reproduire la structure de la viande pour plaire? Ou miser sur la recherche de variété des consommateurs?

La terminologie de steak,  qui s’applique aux steaks de soja par exemple montre bien qu’une ambition des protéines alternatives seraient de «faire croire» au consommateur qu’il mange quelque chose qui s’apparente au mieux à sa version carnée, pour imiter la sensation de viande qui manque tant à l’ex-consommateur.

Une autre piste serait la recherche de textures inédites, inconnues comme un autre moyen de plaire, plus ambitieux que le précédent mais qui questionne davantage les acquis culturels ou personnels du consommateurs en matière de goût et demande un temps d’acceptation avant celui de l’appréciation.

Pour mettre en lumière les freins et motivations liées à la consommation d’insectes chez les français et les leviers à actionner pour amorcer une transition protéique durable, j’ai décidé de me pencher sur l’article de recherche suivant : La comestibilité des insectes : étude exploratoire chez les jeunes consommateurs français, étude qualitative menée en 2015 par Céline GALLEN, maître de conférences à l’Université de Nantes et Gaëlle PANTIN-SOHIER, maître de Conférences HDR à l’Université d’Angers auprès de 37 jeunes adultes. Le but étant de repérer les types d’insectes les moins rejetés, les formes et préparations les mieux acceptées ainsi que les informations pouvant favoriser leur consommation chez ces « early adopters ». Les résultats de cette étude visant à éclairer les fabricants sur les produits à concevoir et les informations à communiquer pour faire accepter les insectes comme culturellement comestibles en France et convaincre une population insecto-phobique de la légitimité de cette consommation.

 L’article commence par un état des lieux de la production et de la consommation d’insectes dans le monde et définit l’entomophagie comme une pratique «rurale» et «barbare» en Occident. Il fait état de cette source d’alimentation considérée comme normale pour 2 milliards de personnes dans le monde et du poids biologique que représentent les insectes à l’échelle du monde. En effet, les insectes représentent à eux seuls 4/5 de la masse animale, ce qui en fait le nombre d’espèces le plus important sur la planète avec 80% des espèces existantes non-classifiées.

Il rappelle également que la consommation d’insectes n’a pas toujours été rejetée en Europe et était même parfois l’occasion de mets raffinés, comme les hannetons, consommés jusqu’au 18e siècle en France.

Pour Harris, l’abandon de cette consommation s’explique par « le rendement maximal de la quête alimentaire», théorie selon laquelle l’homme sélectionnerait les espèces ayant le rendement maximum entre l’apport calorique et le temps passé à la quête alimentaire, ce qui expliquerait leur appréciation en Amérique du Sud par exemple.

L’entomophagie s’avère ainsi peu rentable en Europe depuis l’abondance de porcs, moutons, volailles, poissons… En effet, la consommation d’insectes en France en est pour l’instant au stade de marché de niche expérientiel qui nécessiterait pour s’étendre d’harmoniser le statut juridique des insectes et identifier leur comestibilité pour comprendre leur (in)comestibilité. Il pose alors la notion de la représentation, qui délimite si un aliment est comestible ou pas.

L’article identifie trois motifs principaux de refus alimentaire par l’homme : le danger, le dégoût et l’aversion dont les nuances méritent d’être précisées.

Le danger est associé aux vecteurs de maladie, et est dû à une faible connaissance des insectes comestibles (seules les guêpes, scorpions et araignées sont dangereuses pour les humains mais elles ont réussi à créer des craintes pour tous les insectes dans l’imaginaire collectif). On se demande alors : l’être humain est-il biologiquement programmé à craindre ce type d’animal?

L’aversion est le rejet pour cause de propriétés sensorielles négatives comme la viscosité.

Quant au dégoût, il constitue une atteinte potentielle du soi, de l’âme (à l’inverse du danger qui est une atteinte du corps).

La consommation d’insectes s’inscrit en outre dans les trois ambivalences qui caractérisent la relation de l’homme à son alimentation définie par Beardsworth (1995). L’article met en écho les trois motifs de refus alimentaires précédemment décrits avec ces ambivalences qui définissent la notion de comestibilité chez le consommateur : l’ambivalence santé-maladie liée aux dangers sur la santé ; l’ambivalence plaisir-déplaisir liée à l’aversion et au goût et enfin l’ambivalence vie-mort d’ordre moral pour gérer le sentiment de culpabilité lié à la mort de l’animal et pour en surmonter le dégoût associé.

Le cadre théorique de cette étude envisage des stratégies de régulation de ces ambivalences pour la consommation d’insectes en associant au danger (ambivalence santé-maladie) l’acquisition de connaissances par la communication et l’éducation ; à l’aversion (ambivalence plaisir-déplaisir) la familiarisation par association de marqueurs gustatifs et connus et par exposition et au dégoût (ambivalence vie-mort) la consommation sarcophage (insectes cachés).

Les résultats de l’étude sur consommateurs révèle que ces trois ambivalences sont communes aux personnes testées mais que c’est la représentation qui influe réellement sur leur acceptation de l’aliment. En effet, les réponses démontrent l’importance de camoufler les insectes le plus possible, visuellement et gustativement, pour favoriser leur acceptation : la transformation de l’insecte répond nettement à l’attitude sarcophage des consommateurs. « quand on mange un steak, c’est un bout de vache et on ne sait pas trop de quelle partie ça vient », « j’ai l’impression d’être presque cruelle de manger un être en entier comme ça ». Ils sont nettement plus enclins à goûter un gâteau à la farine d’insectes qu’un insecte entier aromatisé par exemple.

Elle révèle enfin une acceptabilité plus forte chez les jeunes hommes et les motivations de consommation exprimées à l’issue de l’exposition des répondants aux produits testés se recentrent vers l’expérience, le défi et la transgression qui sont évoqués comme sources de valorisation sociale.

RÔLE DU DESIGNER

Face à cette étude, il apparaît clairement un besoin de faire évoluer les mentalités pour engager durablement la transition protéique et il serait intéressant de connecter ce défi au métier de designer. En effet, l’essor récent du design culinaire et l’engouement pour la gastronomie expérimentale (notamment par l’intermédiaire d’émissions et de séries documentaires) ou pour les évènements gastronomiques comme le fooding peuvent être des terrains d’approche pour changer la représentation que l’on se fait de l’entomophagie.

Le DESIGNLAB de l’école de design de Nantes travaille déjà avec des étudiants sur des enjeux spécifiquement posés au designer en matière d’éco-innovation dans le cadre du département «nouvelles pratiques alimentaires», en tentant de réinventer des manières de s’alimenter.

Une autre piste de réflexion pourrait être celle de la cohabitation entre hommes et insectes dans l’espace urbain, comme motif d’acceptation. Le projet de diplôme de Goliath DYÈVRE, Le silence animal, une recherche, soutenu à l’ENSCI en 2009 traite précisément de cette question.

Contrairement aux attitudes sarcophages, préconisées en matière d’acceptation alimentaire, ceprojet ce positionne du côté de la zoophagie et questionne, via l’objet, l’intégration de la nature sauvage dans le contexte urbain et, plus généralement les liens qui unissent l’homme à la nature. Ici, l’objet pose une problématique contemporaine : comment se fait-il qu’il y ait une nature acceptable et une nature répulsive ? Il vise à modifier la représentation que l’on se fait des insectes avec l’exemple de la fourmi qui, au lieu de se retrouver proie, devient notre collaboratrice. «La fourmi est une des espèces sauvages la plus adaptée à l’environnement urbain. Elle y est présente en masse, mais ignorée parce que considérée comme nuisible. L’objet peut questionner cette proximité entre homme et fourmi dans le contexte de la ville. 

Quatre objets vont questionner le statut de la fourmi urbaine : 

La fourmilière décorative questionne le rapport à l’extraction divertissante de l’animal ; 

Le chauffage utilise les fourmis comme source thermique et questionne le rapport d’usage à l’animal ;

Le plan de travail attire la fourmi par un message chimique jusqu’aux déchets organiques de l’habitat. Le territoire des fourmis est délimité par la ligne bleue chargée chimiquement. C’est un réseau de nature sauvage qui arrive dans la maison. On s’approche d’une relation « donnant- donnant » entre l’homme et l’animal »

De telles initiatives nous invitent à se positionner en temps que designer sur des problématiques nouvelles, ouvrant ainsi un champ d’expérimentation en adéquation avec des enjeux actuels, propices à réinventer notre pratique et à déplacer notre créativité sur de nouveaux terrains foisonnants, au service de la transition écologique.

 

BIBLIOGRAPHIE :

La qualité alimentaire d’autrefois, Claude Thouvenot, 1973

Viande bovine, habitudes alimentaires et évolution de la fillière, D. Cocquart, 1981

La recherche de variété en matière de comportement alimentaire, François Lenglet, 2003

L’Alimentation Durable, court métrage en partenariat avec
la mairie de Vandœuvre, l’IUT Nancy Brabois et la MJC Nomade

L’alimentation durable et nouvellles pratiques de l’alimentation, conférence à l’ENSCI

Le Sang et la chair. Les abattoirs des pays de l’Adour, Noélie Viailles, 1987

Vers une revalorisation des droits des animaux en France, Jessica Kerbrat, 2009

La comestibilité des insectes : étude exploratoire chez les jeunes consommateurs français, Céline Gallen et Gaëlle Pantin-Sohier, 2015

Le rendement maximal de la quête alimentaire, Harris

Le silence animal, une recherche, Goliath Dyèvre